Chapitre XVI à XX

Chapitre XVI : L'Extrême Onction
 

Ces causeries en plein air font le bonheur de tous.
Les garçons raffolent de leurs professeurs, qui, entre les leçons, organisent des courses et des parties de ballon à en perdre la respiration, comme dit un petit homme de huit ans.
De plus, depuis quelques jours, le bourg est fort agité par une fête foraine qui bat son plein. Bernard a conduit « ses élèves » aux chevaux de bois, non sans fierté, car la discipline obtenue a été irréprochable. Et le grand garçon s’enthousiasme lui-même de son succès. Il se sent une irrésistible vocation d’entraineur, et voit évoluer en imagination les équipes qu’il formera un jour. Qui donc pourrait entraver ses projets !
Sur les entrefaites, sa mère l’appelle un beau matin.
—    Veux-tu aller à L…, Bernard, nous acheter un tas de choses ? Nous n’avons plus de soie, plus de fil d’or, plus de papier doré, plus de colle pour les décorations de l’église ; nous sommes à sec.
Et puis, ton oncle voudrait que tu passes chez le libraire prendre deux ou trois nouveautés de valeur dont il va te donner la liste.
Bernard jette un coup d’œil sur sa vareuse, qui, comme le pourpoint d’Henri IV, est un peu « trouée par le coude. » :

—    Le temps de m’habiller correctement, maman, et à vos ordres.
Au moment de partir, Bernard réclame la liste des commissions. Lui remettant celle du libraire, son oncle dit :
—    Ne te laisse pas prendre par la bande alléchante du dernier volume de X. Il est bon tout au plus à mettre au feu au bout des pincettes…
—    Bien, mon oncle, entendu ! crie Bernard dont la bicyclette démarre sur la route de la gare.
Une demi-heure de chemin de fer, dix minutes d’un pas allongé, et le voyageur atteint les grands magasins. Au moment d’entrer à la libraire, il se heurte à un ancien camarade de collège, forte tête qu’il avait fallu jadis et plusieurs fois « changer d’air ».
Mais l’ancienne camaraderie n’en subsiste pas moins. On se serre joyeusement la main. Bernard dit :
—    Qu’as-tu acheté, vieux ?
Le jeune homme brandit le volume, et Bernard reconnaît le fameux livre signalé par son oncle.
—    Non ! Cette saleté ? Pas possible ?
—    Tu l’as lu ?
—    Bien sûr que non.
—    Alors, qu’en sais-tu ? Ce n’est pas une saleté de tout. Il y a là une puissance d’analyse, une évocation descriptive, je ne te dis que ça ! C’est épatant ! Achète-le et tu verras.
—    Non, dit encore Bernard nettement.
—    Ah ! mon pauvre vieux, ce qu’on voit bien que tu as été élevé à l’ombre des cotillons !

Bernard est trop intelligent, trop loyal pour ne pas apprécier jusqu’au culte l’éducation virile que lui a donnée sa mère. Il sent, selon sa manière de parler, la moutarde lui monter au nez et, pour ne pas se fâcher, tourne les talons en haussant les épaules, non sans ajouter :
—    Bonsoir, tu me dégoûtes.
Mais l’incident l’a troublé. Il fait ses commissions tout de travers, retourne deux fois dans le même magasin inutilement, et vient s’asseoir sur le quai de la gare un bon quart d’heure avant l’heure du train. Lui, que rien ne fatigue jamais, pour une fois se sent très las.
Il regarde machinalement autour de lui. A deux pas, la bibliothèque étale ses nouveautés tapageuses. Au milieu des rayons trône le volume en question. Le titre reluit, en gros caractères modernes, épais, brillants.
Bernard n’est plus un enfant. Il a conscience de sa propre liberté et sent parfaitement qu’il a seul, devant Dieu, la responsabilité de ses actes.
S’il veut acheter ce livre, c’est affaire entre sa conscience et lui.
Mais le veut-il ? C’est humiliant de n’en pas pouvoir de science certaine. Quelques pages de lecture ne lui feront aucun mal ; il le détruira ensuite, bien entendu.
Le train vient d’entrer en gare. Bernard s’approche de la bibliothèque, tend quinze francs, prend l’ouvrage et saute dans son wagon.
Il a la désagréable surprise d’y trouver un tout jeune voisin, grand ami de Jean, et auquel, pour rien au monde, il n’eût fait voir le livre, qu’il enfouissait de son mieux dans la poche intérieure de son veston.
C’est à 10 heures du soir bien sonnées qu’il atteint la petite gare du village. La soirée finissait, admirable. Une lueur dorée enveloppait tout ; mais Bernard, ce soir, n’éprouve rien de ses habituels enthousiasmes. Il va droit devant lui, l’esprit ailleurs.
Le tintamarre des chevaux de bois lui rappelle la fête villageoise ; il traverse les baraques sans les regarder, quand, à l’ombre de l’une d’elles, il se heurte à un enfant qui semble blotti là pour se cacher.
Instinctivement, il se penche et reconnait, à sa grande surprise, le petit André.
—    Mais que fais-tu là, mon bonhomme ?
—    Oh ! ne le dites pas, ne le dites pas ! Laissez-moi là !
—    Mais pour quoi faire, mon petit ?
—    J’ai trop envie d’y aller, et M. le Curé ne veut pas.
Et l’enfant fait voir une infecte baraque de soi-disant médecine chirurgicale, dont la deuxième représentation va commencer à l’instant.

Bernard éprouve alors un de ces chocs en retour qui font époque dans une vie. Il prend affectueusement la main d’André, murmurant doucement :
—    Viens t’asseoir là près de moi, et raconte-moi tout, mon petit.
Alors André, à travers de grosses larmes, avoue comment cette « assemblée » lui avait rappelé les fêtes foraines des quartiers de Paris, comment tout le passé s’était réveillé en lui, avec l’envie folle de tout voir, même et surtout ce que M. le Curé avait défendu. Il conclut, haletant…
—    Je me suis sauvé, et Brigitte doit courir partout à cette heure pour me trouver.
En raisonnant le pauvre petit, et lui faisant comprendre qu’il trompait la confiance de ceux qui étaient si bons pour lui, en le reconduisant à la cure, Bernard sentait peser le livre comme du plomb dans sa poche.
A peine rentré, il alla frapper tout droit à la porte de sa mère, sûr d’être attendu, et, jetant sur la table le roman, lui aussi raconta tout.
Tante Jeanne écoute silencieuse, son regard maternel fouillant jusqu’au fond le regard loyal de son grand fils.
Quand il se tut, elle dit :
—    Pour avoir le droit d’entrainer les autres, Bernard, comprends-tu, ce soir, qu’il faut d’abord s’être entrainé soi-même sur la route du devoir ?
Puis montrant le volume :
—    Que crois-tu que ton père eût fait de ce livre-là ?
La cheminée vide est toute proche. Bernard y jette le volume et allume son briquet, mais sa mère prévient le geste :
—    Non pas, dit-elle. Tu es un homme, Bernard. Si ton père était là, il lirait des passages de ce livre avec toi. Il t’expliquerait qu’il est des choses dont on ne salit pas, par caprice, son imagination et son cœur, et cela, même si la morale chrétienne ne le défendait pas, même quand on est mûr, par simple respect de soi-même. Ecoute :
Et tante Jeanne ouvre le roman.
A peine quelques pages étaient-elles parcourues que Bernard interrompt, presque avec rage :

—    Arrête, maman, arrêtez ! Je ne puis supporter que de pareilles saletés passent sur tes lèvres à cause de moi.
Mais la fermeté maternelle tient bon et quand, un peu plus tard, Bernard gagne sa chambre et se met à genoux, les coudes sur son lit, pour la prière du soir, il la prolonge longuement.
Il sent, avec une acuité profonde, combien, pour marcher droit, il faut, aux meilleures générosités, le secours de la force de Dieu, et il l’implore pour l’avenir. Car enfin, sans un concours de circonstances providentielles, il a bien failli céder, tout comme le petit André, à la tentation d’une vulgaire curiosité.
Pendant ce temps, l’escapade de l’enfant prenait à la cure des proportions tragiques.
La pauvre vieille Brigitte avait couru, angoissée, à sa recherche. Puis, sans souci de se sentir en nage, elle l’avait guetté, espéré, allant d’une porte à l’autre, restant dans le courant d’air, à la fraicheur de la nuit.
Une congestion pulmonaire se déclara rapidement. Trois jours plus tard, autour de son lit, tous nos amis assistaient, avec André qui sanglotait, à la cérémonie du Saint Viatiq

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