Notre lettre 817 publiée le 25 août 2021

VATICAN II ET LA TRADITION LITURGIQUE

TROISIEME PARTIE DE L'ENTRETIEN AVEC LE PROFESSEUR JOSEPH SHAW



Dans ce troisième entretien, Joseph Shaw traite du rapport du Concile lui-même avec la tradition liturgique, rapport complexe dont il décrit les nuances et dénoue les ambiguïtés. La constitution Sacrosanctum Concilium ne peut pas être exonérée de la responsabilité des déviations de la réforme qui l’a suivie.


Q – L’attitude envers la tradition, dont vous avez parlé dans votre dernier entretien, se retrouve-t-elle dans la constitution conciliaire sur la liturgie ?

Oui, c’est toute la question : savoir si l’attitude envers la tradition dont j’ai parlée précédemment demeure normative pour les catholiques aujourd’hui, même à la lumière du Concile Vatican II. Bref : est-ce que la constitution du Concile sur la liturgie, Sacrosanctum Concilium, nous enseigne que nous n’avons plus à prendre la tradition liturgique pour ligne directrice du renouveau liturgique ?

Cette question est mise en lumière par la distinction que l’on fait parfois entre restauration et réforme. Ceux qui font cette distinction semblent parfois user du vocable de « restauration » comme un raccourci signifiant la promotion de la liturgie ancienne, et de celui de « réforme » comme un code pour la réforme (mise en place de nouveautés) qui fut mise en pratique après Vatican II. Cependant il faut les tenir au sens des mots, et demander à savoir au juste ce que l’on distingue.

Afin de répondre à cette question, il faut prêter attention au langage précis de Sacrosanctum Concilium. Vers le début de ce document l’on retrouve un passage important qui décrit ce qu’il compte effectuer. La traduction du site internet du Vatican nous en donne la version suivante : « Enfin, obéissant fidèlement à la tradition, le saint Concile déclare que la sainte Mère l’Église considère comme égaux en droit et en dignité tous les rites légitimement reconnus, et qu’elle veut, à l’avenir, les conserver et les favoriser de toutes manières ; et il souhaite que, là où il en est besoin, on les révise entièrement avec prudence dans l’esprit d’une saine tradition et qu’on leur rende une nouvelle vigueur en accord avec les circonstances et les nécessités d’aujourd’hui ».

La phrase-clef est ici l’avant-dernière, dont le latin donne : caute ex integro ad mentem sanae traditionis recognoscantur.

Ce quatrième paragraphe du préambule donne le « la » terminologique de tout le reste du document. Le verbe que je viens de citer, recognoscere, apparaît dix-neuf fois dans tout le document ; en plus, le substantif instauratio et son verbe d’origine instaurare apparaissent 21 fois. Un autre terme proche que l’on retrouve dans le document, c’est restitutio, qui est utilisé sept fois. Tous ces mots semblent avoir été utilisés de façon interchangeable : l’action exprimée par les verbes recognoscere, instaurare et restituere sont appliqués à la messe, au bréviaire, au rite du baptême des adultes, aux livres liturgiques, à la liturgie en général, et ainsi de suite ; le résultat en sera une instauratio ou encore une recognitio, tout comme celle qui se produisit – selon Sacrosanctum Concilium – quand Pie X restaura les livres de chant grégorien (116), ou quand le cardinal Bea produisit sa nouvelle version latine du Psautier (91).


Q – Mais que veulent dire au juste ces différents termes ?

La traduction française du site du Vatican propose « réviser/révision » pour recognocere, « rétablir, restituer, rendre (à la forme primitive) » pour restituere, mais pour instaurare et instauratio il y a flottement entre « restaurer/restauration, œuvre, réforme ». De fait, tout dictionnaire latin indiquera que instaurare, instauratio et restituere signifient tous « reprendre, renouveler, réparer, rétablir » : instaurare est le vocable employé dans la Vulgate pour décrire ce que firent au temple les rois Ézéchias et Josias (2 Chroniques 29:3; 34:8, 10; 35:20). Recognoscere a un sens technique en latin d’Église ; cela indique la révision d’un texte pour en vérifier l’exactitude. Dans les textes qui nous préoccupent, de dire que les rites doivent recognoscantur, c’est-à-dire être vérifiés pour leur exactitude selon la mens, l’esprit, de la saine tradition, revient à dire qu’ils doivent être restaurés.

En français, tout comme bien entendu dans d’autres langues, il y a une forte distinction entre restauration et réforme. Du temps du premier ministre du Royaume-Uni Tony Blair, on nous rabattait les oreilles en disant qu’il fallait « réformer » ; si telle institution ou tel dispositif constitutionnel avait existé de longue date, cela seul semblait constituer un argument en faveur d’un changement. Réformer avait un sens général de conférer une forme entièrement nouvelle, sans précédent aucun (ou si peu), et avec encore moins d’attention aux conséquences qui s’en suivraient.

En revanche, restaurer veut dire remettre en un état plus ancien ; d’ailleurs ce vocable s’est associé au métier de la restauration d’œuvres d’art. Les restaurateurs rendent aux bâtiments ou aux artéfacts la forme qu’ils avaient a tel moment précis de leur passé, au besoin en détruisant les ajouts plus tardifs ; c’est comme s’ils avaient le pouvoir de faire remonter ces objets dans le temps.


Q –Au total, Sacrosanctum Concilium entendait restaurer ou réformer ?

Ni l’un ni l’autre de ces concepts ne correspond à l’intention de Sacrosanctum Concilium ; il y a lieu d’être reconnaissant que, si on laisse les traductions de côté, le document s’exprime clairement. En améliorant quelque peu le passage cité ci-dessus, on obtient :[Le Concile] souhaite que, là où il en est besoin, on les restaure avec prudence dans l’esprit d’une saine tradition et qu’on leur rende une nouvelle vigueur en accord avec les circonstances et les nécessités d’aujourd’hui. »

Restauration et nouvelle vigueur ne sont pas des aspirations opposées : la nouvelle vigueur sera impartie par la restauration. Ce qui peut paraître particulièrement remarquable, c’est la confiance des Pères conciliaires que ce qui était nécessaire afin d’aller au-devant des défis toujours changeants de la modernité, c’était un ensemble de rites liturgiques restaurés dans l’esprit de la saine tradition. Car c’est là le principe fondateur du mouvement traditionaliste.

Le document ne se contente pas d’établir ce principe seulement une fois ; il le répète plus loin, au paragraphe 50 : « [O]n rétablira, selon l’ancienne norme des saints Pères, certaines choses qui ont disparu sous les atteintes du temps, dans la mesure où cela apparaîtra opportun ou nécessaire. »

Là encore, la « vigueur » est à impartir aux rites par la « restauration ».

Bien entendu, l’idée qui se trouve exprimée ici a toute une histoire. Certains membres du Mouvement Liturgique étaient d’avis que la liturgie primitive avait justement les caractéristiques voulus pour attirer les hommes modernes ; avant tout, la simplicité. Cette idée rendit possible une coalition entre ces chercheurs liturgiques qui souhaitaient le genre de restauration radicale d’anciennes formes cultuelles que le pape Pie XII avait taxée d’ « archéologisme », dans Mediator Dei, d’une part, et ces réformateurs pastoraux qui se moquaient bien du passé, de l’autre. Cette alliance, fragile, ne fit pas long feu dès lors que la réforme se fut mise en branle.

Mais ces débats en marge du Concile ne contrôlent pas, pour nous, le sens du texte. Ce qu’il dit, dans le contexte de la tradition de l’Église et de l’usage qu’elle a fait au fil des siècles de certains termes-clef dans ses documents, c’est que la tradition est normative, un véritable principe fondamental du renouveau liturgique. Il le dit et le répète, nettement, catégoriquement et à plusieurs reprises, sans jamais subordonner le respect de la tradition à aucune autre considération.


Q – La constitution Sacrosanctum Concilium serait donc innocente des déviations de la réforme qui a suivi.

Pas si vite ! Si le principe fondamental de Sacrosanctum Concilium paraît relativement clair, force est de constater que les exemples d’instauratio qu’il propose le sont moins et sont conformes à un schéma, troublant, qui se répète de 1955 à 1970. Les nouveaux rites de la Semaine Sainte de 1955 sont dénommés Ordo instauratus dans le document qui les promulgue (Pie XII Maxima redemptionis nostrae), et on les retrouve souvent cités, dans les décennies qui suivront, sous l’appellation de « Rites restaurés de la Semaine Sainte ». Mais il est difficile de cerner dans quel sens les changements subis par la Semaine Sainte en 1955 peuvent être décrits comme une « restauration ».

Mais plutôt que de se pencher sur cette boîte de Pandore, passons à d’autres exemples. Si Sacrosanctum Concilium fait peu de propositions concrètes, il y en a bien une qu’elle met en avant : un lectionnaire réparti sur plusieurs années (paragraphe 51), ce qui est entièrement dénué de tout précédent dans l’histoire de la liturgie catholique. Il ne décrit pas un tel lectionnaire comme exemple d’instauratio, mais selon les principes mêmes du document, ce devrait en être un.


Q – Une restauration, mais qui apporte du tout neuf. La réforme Montino-Bugninienne ne se voulait-elle pas, elle aussi, une instauratio ?

L’apothéose du problème viendra plus tard, lors de la promulgation du missel réformé, dans la constitution apostolique Missale Romanum de 1970. Là, le pape Paul VI, pour évoquer la prière eucharistique, se sert d’une expression remarquable : praecipua instaurationis novitas, expression tout bonnement traduite par « l’innovation majeure » sur le site du Centre National de la Pastorale Liturgique et Sacramentelle de la Conférence des évêques de France (le site du Vatican ne propose pas de version française). Mais une traduction à la lettre donne plutôt « la nouveauté notable de la restauration ». Autrement dit, on assiste à une restauration, et celle-ci contient des nouveautés. À ce stade il est clair qu’il se passe quelque chose de plutôt étrange.

Un apologiste de ce document pourra dire que la notion d’instauratio signifie ici ramener quelque chose à la vigueur, la faire s’épanouir, ou lui donner un meilleur fonctionnement. S’il cela implique l’introduction de nouveautés, soit. Mais une telle compréhension, qui, avec le recul, semble avoir été celle dans l’air en 1955, est elle-même une nouveauté. Elle implique le rejet du respect de la tradition dont j’ai parlé tout au long de cette présentation. Il fallait évidemment s’y attendre, puisque seul le contexte d’un tel rejet explique la réforme liturgique telle qu’elle fut réalisée.

Il est caractéristique des documents de l’époque et depuis que le principe fondamental pérenne qui guidait l’attitude catholique envers la liturgie pendant tant de siècles n’est jamais l’objet d’un rejet explicite. Au contraire, comme je viens de l’expliquer, Sacrosanctum Concilium lui donne une expression très claire. Au niveau des principes théologiques, la réponse à la question : Est-ce que Vatican II enseigne que la tradition n’est pas un principe liturgique normatif ? – demeure « non ». Au niveau de la mise en pratique, les choses se compliquent. La tension entre ce que Sacrosanctum Concilium affirme être le principe fondamental, et les changements qu’il a entérinés, lui et les papes avant et après lui, dans les faits, est problématique. Mais ce problème regarde ceux qui cherchent à défendre ces changements, non pas le mouvement qui se dévoue à la restauration de l’ancienne liturgie.


Q – Que diriez-vous pour conclure ?

On pourrait éventuellement critiquer la conception de la tradition que j’ai défendue ici en la qualifiant d’extrême ; mais mon souhait n’a été que d’identifier avec précision l’attitude catholique séculaire. C’était là l’attitude des catholiques de l’Antiquité et du Moyen Âge, qui correspond à une attitude largement répandue parmi les sociétés prémodernes. C’était l’attitude des catholiques de l’époque post-tridentine qui, sur fond d’une élite laïque à l’incompréhension toujours croissante, combattirent vigoureusement et finalement victorieusement les innovations liturgiques des protestants, jansénistes, et autres joséphistes. C’est l’attitude résumée par le verset archiconnu de saint Paul : ego enim accepi a Domino quod et tradidi vobis : « Car, pour moi, j'ai reçu du Seigneur, ce que je vous ai aussi transmis » (1 Cor 11, 2). Et c’est là aussi l’attitude qu’implique la conception ratzinguérienne de la liturgie comme donnée. Quand tout cela est dit, si l’on change la liturgie, elle n’est pas une donnée.

La compatibilité de cette attitude avec le développement de la liturgie dans l’antiquité et au Moyen Âge est le problème central auquel je me suis intéressé. La réponse que j’ai pu y apporter, c’est que ce qui peut avoir un aspect de changement aux yeux de l’historien ne constitue pas un changement à la tradition sur le terrain : c’était un changement aux choses qui n’avait pas encore été incorporées au noyau intérieur et immuable de la liturgie par une pratique constante. Ceci nous amène aux aspects de la tradition dont on peut se servir aujourd’hui, de façon particulière, pour subvenir aux besoins de notre époque, et que de futures générations viendront peut-être un jour à considérer comme autant de développements de la liturgie, dans la mesure où ils se seront tellement bien établis en coutumes qu’ils en seront considérés comme normatifs.

Enfin, j’ai soutenu que cette attitude n’est pas en porte à faux avec les orientations réformatrices du Concile Vatican II, puisque chacun des mots traduits en français par « réforme » dans le texte de Sacrosanctum Concilium, veut en fait dire « restauration », et le même document précise que la révérence envers la tradition, accompagnée de confiance en la puissance de la tradition, est le principal fondamental de tout renouveau liturgique.

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