Notre lettre 1247 publiée le 8 août 2025
PAOLO PASQUALUCCI
LE « CONCILE PARALLÈLE »
LE DÉBUT IRRÉGULIER DE VATICAN II
3ÈME CHAPITRE
SUITE DE NOS LETTRES 1241 et 1244

On trouvera ici le 3ème et dernier chapitre de notre traduction française du livre du professeur Paolo Pasqualucci, Il Concilio parallelo. L'inizio anomalo del Vaticano II (Fede e Cultura, 2014).
Chapitre 3
LE PAPE CÈDE AUX EXIGENCES DES NOVATEURS
Une norme invalide
La constatation faite au Concile par le cardinal Ottaviani sur l'inadmissibilité du rejet intégral des schémas élaborés dans la phase préparatoire et transmis aux évêques avec l'approbation du pape devait donc être considérée comme très exacte, à notre avis. Cette constatation montre que l'article 33 § 1 du Règlement Vatican II, en conférant aux évêques la faculté de rejeter intégralement les schémas, leur donnait un véritable pouvoir de censure sur les schémas et était donc en contradiction avec le droit canonique. Et pas seulement avec le droit canonique, puisque le munus pétrinien de « confirmer les frères dans la foi » - entaché de cette facultas reiciendi - appartient à la constitution divine de l'Église.
Il faut donc constater que Jean XXIII, en édictant le règlement de Vatican II, a permis l'édiction d'une norme préjudiciable à l'auctoritas pontificale et source de contradictions. Une norme qui aurait dû être considérée comme invalide en raison de son incompatibilité manifeste avec le droit canonique et la constitution divine de l'Église. Dans l'impossibilité (ou l'inopportunité) de remettre en cause un règlement approuvé par le Pape, la norme aurait dû au moins ne pas être appliquée. Et c'est au fond ce que les Pères fidèles à la Tradition avaient visé dans leurs interventions, naturellement sans y parvenir.
La méticulosité de Jean XXIII dans la phase préparatoire du Concile
On peut se demander, à ce stade, si Jean XXIII s'est rendu compte du principe subversif contenu dans l'article 33 § 1 du règlement qu'il a promulgué, comme il l'a écrit, « en tenant compte du caractère et des circonstances particulières de ce Concile » (30). Quoi qu'il en soit, nous devons nous en tenir aux faits. Et que montrent les faits ? Que le Pape avait suivi scrupuleusement (comme c'était son devoir, après tout) tous les préparatifs du Concile.
C'est Jean XXIII lui-même qui a voulu documenter cette minutie. Prenons la lettre apostolique Superno Dei Nutu du 27 juin 1960, dans laquelle il institue les commissions préparatoires. Dans ce texte, le pape rappelle le travail effectué par la commission anté-préparatoire, qu'il avait instituée le 17 mai 1959, et qui avait travaillé pendant toute une année pour recueillir les « consilia et vota » de tous les évêques, les avis des dicastères de la Curie et des universités « ecclésiastiques et catholiques » (31). Et, peut-être pour dissiper tout malentendu possible sur la paternité réelle de la direction du Concile, Jean XXIII a précisé : « Nous avons nous-mêmes suivi toutes ces recherches et ces travaux avec une diligence assidue, et nous avons considéré qu'il convenait à notre charge [de Souverain Pontife] d'étudier assidûment et avec la plus grande attention [Nostroque duximus muneri attentissime pervalutare] les volumes contenant les conseils et les votes des évêques, les propositions et les avertissements des Sacrés Dicastères de la Curie romaine, les votes et les opinions des Universités » (32). Jean XXIII avait donc tout lu et tout évalué, non pas en tant que personne privée, mais dans l'exercice de son pouvoir papal. En effet, il a tenu à rappeler qu'il était du devoir du Pape d'exercer un contrôle attentif sur les documents de la phase anté-préparatoire et qu'il avait exercé ce contrôle avec le plus grand engagement et le plus grand scrupule. Et en effet, les textes de ces documents en possession du Pape sont pleins de notes dans les marges, qui témoignent d'une lecture attentive. Celles-ci montrent que Jean XXIII avait trouvé tous les documents à son goût, à l'exception de quelques passages du schéma de la constitution sur la liturgie (33).
Voyons maintenant comment Jean XXIII a défini les tâches essentielles de la Commission centrale préparatoire (Commissio centralis) présidée par lui-même, soit directement, soit « per alios » : « la tâche (munus) de la Commission centrale est de suivre les travaux des commissions individuelles et de leur donner, si nécessaire, un ordre déterminé, ainsi que de Nous rapporter leurs conclusions, après les avoir dûment examinées [rite perpensas], afin que Nous-mêmes [Nosmetipsi] puissions établir [statuamus] les choses à traiter [res... tractandas] au sein du Concile œcuménique » (34)...
Ce qui nous intéresse ici, c'est le fait que les conclusions des différentes commissions, une fois examinées par la Commission centrale, étaient transmises par cette dernière au Pape, son président, afin qu'il puisse établir [statuere] ce qui devait être « traité au Concile ». La tâche du Pape n'était certainement pas conçue ici, de la part du Pape lui-même, comme celle d'un organe qui se contenterait de prendre connaissance du travail des commissions examinées par la Commission centrale, puis de le transmettre à la salle conciliaire sans en juger le bien-fondé. Le texte montre que le Pontife ne s'identifie pas à la Commission centrale, mais qu'il conserve une position indépendante et supérieure par rapport à elle, puisque ce n'est pas cette Commission, présidée par le Pontife, mais le Pontife seul qui « établit » ce qui doit être traité au Concile. Cette interprétation est également justifiée par la terminologie utilisée : « ... ad Nos deferre, ut res in Concilio Oecumenico tractandas Nosmetipsi statuamus » : « afin que nous établissions nous-mêmes les choses qui doivent être traitées par le Concile ». L'utilisation de la clause de renforcement (Nosmetipsi au lieu de Nos), qui signifie « nous-mêmes », et donc « nous seuls », montre comment le Pontife a voulu souligner que, à la fin de tout le processus, c'est à lui seul qu'il revient d'établir ce qui doit être traité au sein du Concile. Statuere, établir, est un verbe qui a un sens précis et fort. Il contient l'idée de s'appuyer sur des bases solides et, dans un sens translatif, celle d'établir en ordonnant ou en jugeant. Cette dernière idée semble s'appliquer à notre contexte, de sorte que le concept énoncé dans le texte cité semble être le suivant : c'est au Souverain Pontife seul (Nosmetipsi) qu'il appartient d'établir et donc de juger les points qui doivent être discutés au Concile œcuménique.
La formule utilisée par Jean XXIII était parfaitement conforme à l'article VII du Règlement de Vatican I, dans lequel Pie IX réitérait, comme nous l'avons vu, la prérogative pontificale exclusive du ius proponendi en Concile. Dans la lettre apostolique qui a institué les commissions préparatoires de Vatican II, Jean XXIII n'a fait que réaffirmer le même principe. Et il l'a fait en décrivant l'exercice pontifical du ius proponendi par l'expression « res in Concilio tractandas statuere », puisque ce droit n'est rien d'autre que le fait de « décider de ce qui doit être traité en Concile ». L'affirmation d'un « stabilire giudicando » contient également l'idée de l'approbation du bien-fondé de ce qui est jugé et de son autorisation à poursuivre ; c'est-à-dire qu'elle contient l'approbation implicite de sa justesse dogmatique comme condition inéliminable de l'autorisation à poursuivre, afin de recevoir, à la fin du débat spécifique en Concile, l'approbation finale et formelle.
Insoutenabilité de la thèse des novateurs et de l'historiographie progressiste
Il nous semble donc tout à fait infondé de continuer à affirmer, comme le fait l'historiographie progressiste dominante dans les médias, que « l'approbation du pape ne portait pas sur le contenu des projets »(35). Comme si l'action du pape dans cette délicate affaire pouvait se réduire à une simple fonction notariale et ne s'était pas déjà exprimée par un jugement clair sur l'aptitude des projets à poursuivre leur route jusqu'au Concile. La thèse des néo-modernistes et de l'historiographie dominante apparaît, en tout cas, inconciliable avec la dictée des deux règlements, de Vatican I et de Vatican II.
Notre interprétation semble également confirmée par le déroulement effectif des travaux de la phase préparatoire. C'est ce qui ressort, par exemple, du Rapport annexé à l'esquisse de la constitution dogmatique De Fontibus Revelationis, que le cardinal Ottaviani avait lu dans la salle d'audience au moment de sa présentation : « Dans la Commission centrale, le texte de la constitution a été à nouveau révisé, tant dans son ensemble que dans ses détails. Sur ordre du Souverain Pontife, la Commission théologique [qui avait rédigé l'esquisse] a dû répondre aux remarques de la Commission centrale. Enfin, la commission d'éminents Pères chargée d'examiner les amendements, se pencha sur les questions et établit le texte à proposer au Concile »(36). On peut déduire de ce récit que le Pape, après avoir pris connaissance des remarques de la Commission centrale, qu'il jugeait manifestement pertinentes, est intervenu dans la procédure conformément au règlement, en ordonnant à la Commission théologique de répondre, ce qui a donné lieu à des amendements, qui ont été examinés et ont abouti au texte final à proposer au Concile ; un texte que le Pape a jugé apte à être présenté dans la salle.
D'ailleurs, même l'historiographie progressiste est obligée de reconnaître ici l'existence d'une évaluation des mérites (et donc d'un jugement sur les mérites) par le Pape : « Des trois fonctions assignées à la commission centrale, la révision critique des textes préparés est la seule qui ait été menée à bien avec précision. Sa tâche était d'établir si les projets préparés étaient aptes à être proposés au pape, dont le jugement déciderait de leur présentation au concile »(37)
Mais même pour l'activité anté-préparatoire, cette historiographie est obligée de reconnaître l'existence d'un jugement de valeur de la part du Pape. « Le 9 juillet, cependant, le secrétaire de l'anté-préparation envoie aux présidents désignés les « Quaestiones commissionibus praeparatoriis Concilii Oecumenici Vaticani II positae », approuvées par le pape le 2, non sans leur laisser une marge de manœuvre... »(38). Là encore, l'approbation du pape n'était certainement pas une simple autorisation d'envoyer les Quaestiones !
L'acquiescement de Jean XXIII
Ceci étant clarifié, reprenons le fil. Les demandes faites par les novateurs, dès le début du Concile, d'inverser l'ordre des projets à discuter, de les réécrire, de les retirer complètement, étaient donc intrinsèquement irrecevables, parce qu'elles contredisaient dans un sens spécifique le ius proponendi du Souverain Pontife. Dans un sens plus large, elles étaient contraires au droit canonique et à la constitution ecclésiastique et divine de l'Église. Pour le pape, céder aurait signifié compromettre son autorité, ce qui aurait entraîné une grave perte de prestige pour l'institution. C'est précisément ce qui s'est produit, comme nous le savons.
La Présidence du Concile n'était pas compétente pour modifier de sa propre initiative l'ordre des projets à discuter, comme le demandaient les novateurs ; elle était seulement compétente pour recevoir les pétitions en ce sens et pour s'en faire l'interprète, le cas échéant, auprès du Pape. Et effectivement, le 14 octobre, le pape a accordé son placet à la demande d'inversion de l'ordre des schémas à discuter, après avoir reçu les dix cardinaux composant la présidence. La décision est officiellement annoncée le 15 octobre : la discussion commencera par le cinquième schéma, celui sur la liturgie, et non plus par le premier, sur les sources de la Révélation (39).
On ne peut pas parler ici d'une violation formelle de la légalité, car il était du pouvoir du pape d'accorder ou de refuser d'accorder un changement dans l'ordre de discussion qu'il avait lui-même officiellement établi. Cependant, la légitimité de l'ordre conciliaire a été affectée parce que l'ordre établi selon les formes du droit par l'autorité légitime, et donc légitime en soi, a été modifié par une décision formellement légitime, mais qui a invalidé l'autorité même (celle de la papauté en tant qu'institution) qui était à la base de cet ordre ; elle l'a invalidé parce qu'elle a accepté et fait sienne l'instance révolutionnaire des novateurs, subversive de cette autorité et de cet ordre. La légitimité de l'ordre conciliaire reposait en effet à la fois sur le principe de légalité (sur son respect) et sur le principe, lui aussi non écrit, que cet ordre était fondé sur une autorité - celle du pape - qui en défendrait et en maintiendrait l'intégrité. Par conséquent, l'acquiescement du pape aux exigences subversives des novateurs a effectivement dépouillé cet ordre de sa légitimité.
Un grave précédent
Cela pourrait également se produire parce que, deux jours plus tôt, le 13 octobre, il y a eu une violation ouverte de la « légalité conciliaire » par le cardinal Achille Liénart de Lille, si bien comprise par Romano Amerio et sciemment ignorée par l'historiographie majoritairement conformiste et progressiste, jusqu'au livre du professeur De Mattei, qui lui a donné l'importance qu'elle méritait (40). Violation ouverte et, surtout, réussie.
C'était la première session du Concile et il suffisait d'élire les seize membres (seize sur vingt-quatre) pour chacune des dix commissions conciliaires. Les Commissions conciliaires, disait le règlement, « amendent et préparent, selon l'opinion exprimée par les Pères au cours des Congrégations générales, les grandes lignes des décrets et des canons » (41). Tous les évêques étaient éligibles. Cependant, la Curie avait également fourni une liste d'experts, dont la plupart avaient déjà été employés dans les commissions préparatoires, ce qui ne pouvait que déplaire aux novateurs.
Congar, l'une de leurs figures de proue, a consigné l'événement dans son bilieux Mon journal du Concile comme suit. « À la fin de la cérémonie de ce matin [il s'agissait de l'ouverture solennelle du 11 octobre], ils ont distribué aux évêques une enveloppe contenant : des feuilles pour élire 16 des leurs dans chacune des dix commissions ; une brochure avec la liste complète et mise à jour de l'épiscopat catholique ; la liste, subdivisée par commission et dans un format semblable à celui des bulletins de vote, des évêques qui étaient membres des commissions préparatoires. C'est une invitation à les élire... Il est en effet souhaitable qu'il y ait une certaine continuité entre les travaux du Concile et ceux des commissions préparatoires. Mais il est tout aussi souhaitable que l'on fasse maintenant autre chose et mieux par rapport à ce qui a été préparé : quelque chose de pastoral, de moins scolaire... »(42).
Même l'ultra-progressiste Congar admet donc la légitimité de la procédure adoptée par la Curie. Mais il est clair que pour les novateurs, ce n'était pas une question de méthode mais de fond. Ce qui ne leur convenait pas, c'était la qualité du travail effectué par les commissions, jugé « trop scolastique », terme qui, dans le langage de la nouvelle théologie, comme nous l'avons vu, désignait avec mépris le patrimoine de concepts avec lesquels le Magistère a exposé et défendu le dépôt de la foi au cours des siècles. Il fallait donc faire « autre chose et mieux », quelque chose de « pastoral », et pour cela il fallait empêcher les votes prévus et s'assurer qu'il y ait une majorité dans les commissions constituées.
C'est pourquoi, en ce 13 octobre fatidique, alors que Mgr Felici, secrétaire du Concile, expliquait la procédure à suivre, le cardinal Liénart, l'un des membres de la présidence, se leva inopinément et demanda la parole, interrompant l'orateur. Le premier président du Concile (le premier parce qu'il était le plus âgé), le cardinal Tisserant, qui présidait la congrégation, lui refusa la parole conformément au règlement, car la congrégation était réunie pour voter et non pour décider de voter ou de ne pas voter. Le prélat français s'empare alors du micro et dit, semble-t-il : « Excusez-moi, je vais la prendre quand-même ». Et il a lu, sous les applaudissements d'une partie de l'assemblée, une déclaration dans laquelle il demandait que le vote soit reporté et que les Conférences épiscopales aient le temps de se concerter sur l’aptitude des candidats. Ils voulaient manifestement avoir le temps de proposer de nouvelles listes de candidats. La demande de Liénart fut soutenue par le cardinal Frings, au nom également des cardinaux König et Döpfner, et acceptée après des consultations fiévreuses par le cardinal Tisserant, qui venait de faire le geste (mais seulement le geste) d'appliquer le règlement contre l'action illégale de son collègue (43).
Pour confirmer la gravité de l'épisode, qui ne peut et ne doit pas être oublié, rappelons les mots notés par le cardinal Siri dans son journal : « Il est difficile de dire l'étonnement et le malaise créés par cette affaire. Dans un air de malaise évident et excité, les participants se sont dispersés »(44). En revanche, les deux « moines » protestants de la communauté œcuménique de Taizé, Schutz et Thurian, présents au Concile en tant qu'observateurs officiels, ont exprimé leur satisfaction au Père Chenu lors d'un entretien privé le soir même : ce « Non serviam », qui avait surgi de manière inattendue dans la salle dès la première session et au sommet de la hiérarchie catholique, ne pouvait manquer de remplir les fils de Luther d'une satisfaction satanique (45).
Les omissions et les manquements de Jean XXIII
Dès cette importante victoire, dans l'après-midi du 13 octobre, lors d'une réunion des dix membres de la Présidence du Concile, les cardinaux Frings, Liénart et Alfrink insistèrent pour inverser l'ordre de discussion des diagrammes, ce que le pape leur accorda le lendemain (46), comme nous l'avons dit plus haut. Il est donc permis de penser que la violation manifeste et surtout fructueuse de la légalité perpétrée par le cardinal Liénart a quelque peu corroboré la volonté des novateurs de persévérer dans leur intention, subversive de l'ordre conciliaire.
Jean XXIII, qui, selon ce qu'il a écrit dans son journal (le fameux Journal de l'âme), a suivi toutes les phases du Concile en direct de son bureau grâce à une liaison radio ad hoc, était parfaitement informé de tout (47). Il aurait certainement pu et même dû intervenir auprès de la Présidence du Concile pour réformer la décision et rétablir la légalité violée par le cardinal Liénart et par la Présidence elle-même qui, selon les règles, n'aurait même pas dû discuter de l'appel illégitime du cardinal français. La tâche institutionnelle du Pape, garant et défenseur de l'ordo qui émanait de lui, était aussi d'imposer, si nécessaire, le respect de la légalité, en utilisant les moyens prévus par la loi pour obliger la Présidence du Concile à rétablir le processus de vote, prévu par le règlement. Mais Jean XXIII n'a pas défendu la légalité du Concile. Il a laissé faire et, au lendemain du coup d'État du 13 octobre, il a de nouveau cédé, comme nous l'avons rappelé, avec une concession (l'inversion de l'ordre des débats) non moins grave que son incapacité à soutenir le vote légitime saboté. En effet, grâce à cette nouvelle concession, les novateurs ont eu le temps d'élaborer des schémas alternatifs à ceux du comité préparatoire et de les faire circuler.
Le triomphe de l'illégalité
En l'espace de trois jours, les novateurs avaient réussi à obtenir de Jean XXIII, et sans effort particulier, le report des élections des commissions (du 13 au 16 octobre) et l'inversion de l'ordre des sujets à traiter. Un authentique triomphe : l'illégalité avait payé. Lors des élections, les novateurs obtiennent 49% des sièges disponibles. Ils remportent la moitié de la Commission théologique et sont majoritaires dans celle de la liturgie. Ce résultat est également rendu possible par le fait que le jour même de la proclamation des résultats (20 octobre), Jean XXIII avait fait savoir, par la bouche de Mgr Felici, qu'il suspendait l'application de l'article 39 du règlement, qui exigeait la majorité absolue (la moitié plus un) pour être élu, permettant ainsi l'adoption du critère de la majorité relative (celle du candidat qui, sans atteindre la majorité absolue, avait recueilli le plus grand nombre de voix). Grâce à ce critère, toute majorité, même faible, suffit pour être élu. En apportant cette modification au règlement « vivae vocis oraculo » (avec une procédure plutôt nonchalante), Jean XXIII a fait savoir qu'il avait accepté une suggestion de la présidence du Concile (48).
Même le célèbre moine Giuseppe Dossetti, expert et conseiller du cardinal Lercaro au Concile, catholique de gauche, ancien président de la Démocratie chrétienne, ancien député et ancien professeur de droit canonique (il fut l'un des architectes de l'actuelle Constitution de la République italienne), dans un mémorandum intitulé Observations et propositions sur le règlement du Concile, a déploré le climat d'anarchie et d'illégalité substantielle qui s'était instauré depuis le début des Assises : « ... on peut comprendre que, dans les premières semaines, quelques retouches au règlement aient été nécessaires et que d'autres puissent recommander l'expérience future [il y a eu aussi des retouches au règlement lors de Vatican I]. Mais il est de la plus haute importance que les changements n'aient pas lieu presque quotidiennement mais seulement en des occasions de plus en plus rares, et surtout qu'ils n'aient pas lieu de manière informelle par des décisions données 'vivae vocis oraculo' mais seulement de manière formelle avec des normes écrites réfléchies et organiques ». Il convient de souligner que les changements de procédure « quasi quotidiens » et « informels » ont été provoqués par la pression illicite exercée par les novateurs sur le Concile pour qu'ils s'emparent de ses mécanismes et modifient ses procédures à leur avantage (49).
Un exemple d'historiographie édulcorée
Il nous semble utile de citer la page de la Breve storia del Vaticano II de Giuseppe Alberigo, destinée au grand public, dans laquelle l'historien traite du début des travaux conciliaires.
« Immédiatement [après l'Allocution d'ouverture de Jean XXIII du 11 octobre 1962], les Pères du Concile se sont concentrés sur l'élection des commissions, c'est-à-dire des groupes de travail. Cette élection devait fournir une première occasion d'évaluer la taille des groupes dans lesquels l'assemblée était divisée. À l'initiative de plusieurs cardinaux européens (le Français Liénart et l'Allemand Frings), on demanda le 13 octobre le report des élections prévues pour le même jour, afin d'avoir le temps d'établir des contacts entre les pères, en évitant l'inévitable confirmation des commissions préparatoires [qui avaient élaboré les nombreux projets à discuter dans la salle de l'assemblée, au cours de trois années d'intense travail].
L'initiative [de la demande de report] a suscité surprise et émotion car elle constituait le premier signe d'une conscience conciliaire au sein de l'assemblée qui, bien que composée en grande majorité de « non informés » des mécanismes de l'assemblée, ne se soumettait pas passivement aux décisions prises par les organes préparatoires. Les commissions ont donc été élues, mais seulement le 16 octobre, sur la base des listes préparées par les différentes conférences épiscopales. Il en résulte une nette prédominance des évêques d'Europe centrale et d'autres continents sur les évêques « latins » (italiens et espagnols). De nombreux participants aux commissions préparatoires n'ont pas été élus [comme le souhaitaient les promoteurs du coup d'État qui a conduit à l'ajournement].
Lors de la proclamation des résultats, on apprit également que le pape Jean avait fait une exception aux règles selon lesquelles étaient élus pour chaque commission les pères qui avaient obtenu le plus grand nombre de voix et non seulement ceux qui avaient atteint la majorité absolue ; il s'agissait d'un acte de respect sans équivoque de la volonté de l'assemblée »(50).
De cette reconstitution, l'illégalité du geste du cardinal Liénart est soigneusement expurgée. Une interprétation totalement erronée est ensuite donnée de la « surprise et de l'émotion » suscitées par le geste du cardinal français. Ceux-ci ont été provoqués avant tout par l'audace sans précédent que le geste lui-même révélait, par la sensation soudaine que quelque chose n'allait pas à un niveau élevé, celui des « éminents » ; et non par la perception du « premier signe d'une conscience conciliaire dans l'assemblée », qui de toute façon ne se formera même pas plus tard dans le sens voulu par le professeur Alberigo. Bien plus conforme au sentiment réel de la majorité est l'observation du cardinal Siri, ci-dessus, sur la perplexité générale provoquée par le malheureux épisode. Ou encore celle, apparemment simplement ironique, de Mgr Luigi Borromeo, évêque de Pesaro, qui écrivait dans son journal : « C'est ainsi que trois mille personnes, sous la pluie, se sont rendues à Saint-Pierre pour s'entendre dire que les trois mille évêques ne se connaissent pas et qu'ils doivent rentrer chez eux pour voir s'ils se connaissent un peu ». Seule la minorité néo-moderniste a enregistré l'événement avec enthousiasme, comme le rappelle le cardinal Suenens, l'un de ses chefs de file : « Un heureux coup de théâtre et une audacieuse violation des règles! […] Dans une large mesure, le sort du Concile s’est joué à ce moment-là. Jean XXIII était ravi»(51). Comme l’ont montré de manière convaincante les travaux du professeur De Mattei, le vaste « centre » de l'assemblée conciliaire, à en juger par les votes exprimés par les évêques dans la phase préparatoire du Concile, n'était pas particulièrement enclin à l'« ouverture ». Dans la lutte qui s'engagea immédiatement au Concile entre les deux groupes restreints de novateurs et de défenseurs de la Tradition de l'Église, qui s'étaient déjà affrontés dans la phase préliminaire, il se laissa influencer par celui qui était le plus motivé et le plus riche en moyens de pression, y compris externes, à savoir les progressistes, soutenus par l'esprit du siècle, qui firent pression sur le Concile par le biais des médias. Pour notre part, nous ajoutons que le « centre » a surtout cherché à comprendre de quel côté penchait le pape, qui a toujours été le point de référence fondamental de la grande majorité. Le professeur De Mattei note à juste titre que la minorité progressiste n'a commencé à se sentir « pour la première fois majoritaire » qu'après que le pape a sanctionné le rejet du schéma sur les Sources de la Révélation et de tous les travaux préparatoires (voir ci-dessous). Et le 'centre' a évidemment commencé à en tenir compte immédiatement (52).
Le professeur Alberigo ne dit rien non plus de la concession fondamentale de l'inversion de l'ordre de la discussion, concession essentielle dans le dessein des novateurs, étroitement liée (comme nous venons de le voir) à la demande de report du vote. Quant à l'adoption verbale, dans la salle d'audience, même après les résultats du vote, du critère de la majorité pure (une façon de procéder anormale, stigmatisée même par Dossetti, le maître d'Alberigo), Alberigo ne peut que dire que l'adoption de ce critère, et faite de cette façon, « a été un acte de respect sans équivoque de la volonté de l'assemblée » ! En réalité, c'est la suggestion de la présidence du Concile qui a été acceptée, dans laquelle, comme nous l'avons vu, les novateurs avaient déjà réussi à s'imposer, un détail que notre historien n'a pas révélé. De cette suggestion, la Breve storia ne fait aucune mention. La « conscience conciliaire » de l'« événement » ou Erlebnis-Concil, fabriquée par l'historiographie de matrice progressive (« bolonaise » ou non) comme catégorie herméneutique fondamentale pour comprendre le soi-disant « esprit du Concile », en utilisant des concepts de la philosophie vitaliste et existentialiste, comme si cette « conscience » ou autoconscience avait été le véritable protagoniste des événements, réagissant victorieusement à un Concile apparemment hétérodirigé par la Curie ; cette interprétation artificielle oublie, entre autres, que cette soi-disant « conscience », en attendant de comprendre de quel côté penchait le Pape, était sous l'influence des Conférences épiscopales et en particulier de celles de l'« Alliance européenne », elles aussi dotées de moyens financiers considérables.
Notes
30 - Lettre apostolique Appropinquante Concilio, du 8. 10. 1962, in AAS (LIX) 1962, p. 611.
31 - AAS (LII) 1960, pp. 433-434.
32 - Ibid, p. 434.
33 - Sur ce point, voir R. DE MATTEI, p. 235.
34 - AAS (LII) 1960, p. 436.
35 - Histoire du Concile Vatican II, 2, p. 290, note 86.
36 - La sous-commission pour les amendements avait été créée au sein de la Commission centrale elle-même, cf. Histoire du Concile Vatican II, 1, p. 321-329.
37 - Histoire du Concile Vatican II, 1, p. 321. C'est nous qui soulignons.
38 - Ibid, 1, p. 164, au ch. II, La phase anté-préparatoire (1959-1960). Le lent démarrage de la sortie de l'inertie, pp. 71-176.
39 - R.M. WILTGEN, p. 24. Il ne semble pas que la majorité des dix cardinaux ait été pour le renversement certainement soutenu par les novateurs en son sein, numériquement équivalents aux défenseurs de la Tradition, mais plus déterminés et agressifs, pour autant que l'on puisse en juger.
40 - R. DE MATTEI, ch. III, pp. 197-283 ; pp. 203-206.
41 - Art. 5. Les membres de nomination pontificale furent ensuite portés à neuf par Jean XXIII, qui porta ainsi à 25 le nombre des membres de chaque Commission.
42 - Cité dans l'introduction de M.-D. CHENU, pp. 37-41.
43 - R.M. WILTGEN, pp. 16-17 ; R. AMERIO, § 41, pp. 74-75, qui reproche au P. Wiltgen de ne pas avoir saisi l'illégalité du geste du cardinal français (ibid., p. 75, note n° 12) ; PH. LEVILLAIN, p. 185 ss ; PH. LOVEY, p. 143. Levillain n'exprime aucun jugement tout en notant que le cardinal Liénart, en tant que membre de la Présidence du Concile, n'avait pas le droit de demander la parole à cette occasion, puisqu'un vote était en cours (pp. 191-192). En tout état de cause, cet auteur démontre le manque de fiabilité de l'affirmation ultérieure du cardinal Liénart, âgé de soixante-dix-huit ans, selon laquelle il aurait agi sous l'inspiration soudaine de l'Esprit Saint. Son intervention avait été préparée fiévreusement les jours précédents, à l'initiative de Mgr Garrone, un Français, après des rencontres répétées avec diverses personnalités. Le « canevas » de l'intervention, matériellement préparé en latin par Mgr Garrone et trois prêtres français, fut remis au cardinal Joseph Lefebvre (à ne pas confondre avec son cousin plus célèbre, Mgr Marcel Lefebvre) dans la nuit du 12 au 13 octobre et celui-ci le remit le lendemain matin à Liénart, qui l'apprit par cœur en se rendant à Saint-Pierre le 13 au matin, le jour même du vote (pp. 188-190). Voilà pour l'Esprit Saint ! C'est l'action bien coordonnée d'un lobby, qui a préparé le coup rapidement mais l'a porté avec une extrême froideur. Pour plus de détails, tirés des mémoires, voir R. DE MATTEI, op. cit. p. 203-206. Mgr Garrone, devenu cardinal, appliquera avec zèle les directives du Concile à la réforme des séminaires français, qu'il détruira complètement. Au début des années 1950, un millier de prêtres étaient ordonnés chaque année en France ; en 2006, 98 l'ont été (et la qualité de l'enseignement n'est pas évoquée).
44 - Cité dans M.-D. CHENU, p. 72, note 42.
45 - Ibid, p. 72.
46 - R.M. WILTGEN, p. 24.
47 - Voir M.-D. CHENU, p. 80, note 62.
48 - R.M. WILTGEN, p. 18. Dans son journal, Chenu écrit, à la date du 20 octobre : « Les pères entrent en séance [pour commencer les travaux] sans savoir encore si le pape, en modifiant la loi, décidera en un tour à la majorité relative, ou s'il la maintiendra pour un second tour, en vue d'une majorité absolue. Sans aucune délibération, Felici donne les résultats du premier tour, avec l'élection immédiate de seize membres, à la seule majorité relative. Le suffrage varie de 1800-1700 à 700, et même moins dans beaucoup de cas » (M.-D. CHENU, pp. 79-80).
49 - Le passage de Dossetti est tiré de M.-D. CHENU, pp. 101-105, note 110, citation p. 102.
50 - G. ALBERIGO, Breve storia del Concilio Vaticano II, Il Mulino, Bologna 2005, p. 46.
51 - R. DE MATTEI, op. cit. p. 205, pour les deux citations. La note de Suenens nous montre un pape se rangeant clairement du côté de la faction progressiste.
52 - R. DE MATTEI, op. cit. p. 264.
Correzione Bozze trad. franc. di P. Pasqualucci, Il Concilio parallelo”. Correzioni dell’Autore. 31 luglio 2025.
3ème CHAPITRE (III CAPITOLO)
4. Sempre nella stessa sezione, allorché si nomina la nota n. 51. Qui c’è un errore di stampa nel riportare la citazione di Suenens.
Testo corrente: “…«Un heureux coup de théâtre et une audacieuse violation des règles! [Dans une large mesure, le sort du Concile s’est joué à ce moment là. Jean XXIII était ravi. Comme l’ont montré de manière convaincante les travaux du professeur De Mattei, le vaste centre» (51) de l’assemblée etc….».
Testo corretto : «Un heureux coup de théâtre et une audacieuse violation des règles! […] Dans une large mesure, le sort du Concile s’est joué à ce moment-là. Jean XXIII était ravi»(51). Comme l’ont montré de manière convaincante les travaux du professeur De Mattei, le vaste «centre» de l’assemblée etc…
L’indicazione della nota n. 51 va al posto giusto. Il periodo che comincia dopo la nota n. 51 va in carattere tondo (romain). La citazione che riporta la nota di Suenens resta in corsivo (italique).