Notre lettre 1244 publiée le 1 août 2025
PAOLO PASQUALUCCI
LE « CONCILE PARALLÈLE »
LE DÉBUT IRRÉGULIER DE VATICAN II
CHAPITRE SECOND
SUITE DE NOTRE LETTRE 1241

On trouvera ici le 2ème chapitre de notre traduction française du livre du professeur Paolo Pasqualucci, Il Concilio parallelo. L'inizio anomalo del Vaticano II (Fede e Cultura, 2014).
Chapitre 2
UN PRINCIPE SUBVERSIF
DANS LE RÈGLEMENT DE VATICAN II
Pie IX et le ius proponendi
Quel sens faut-il donner à la déclaration de Pie IX dans l'article VII du règlement qu'il a édicté pour Vatican I ?
Le règlement écrit et la pratique de l'esquisse rédigée par une commission préparatoire, puis discutée au sein du Concile, ont été introduits précisément lors du concile de Vatican I afin d'améliorer la procédure utilisée au Concile de Trente. La liberté de discussion, illimitée quant au temps des interventions, était cependant limitée quant à son objet, car le règlement n'accordait aux Pères ni la faculté de réviser ni celle de rejeter les projets, alors que la réforme du 20 février 1870 avait formellement introduit l'institution de l'amendement, qui n'était pas prévue à l'origine (17). Accorder aux évêques le pouvoir de rejeter un schéma aurait signifié courir le risque d'annuler de fait le ius proponendi in Concilio, qui appartient de droit au Souverain Pontife, en vertu de son pouvoir suprême de juridiction sur toute l'Église.
Ce ius proponendi a également été affirmé par Pie IX dans l'acte d'octroi aux évêques du droit de présenter des propositions écrites pour perfectionner les schémas.
« Bien que le droit et la charge de proposer [ius et munus proponendi] les questions à traiter dans le saint Synode œcuménique et d'interroger les jugements des Pères à leur sujet n'appartiennent à personne d'autre qu'à Nous et à ce Siège apostolique, nous ne désirons pas seulement, mais nous exhortons à ce concile que, si certains des Pères du Concile ont quelque chose à proposer qui, à leur avis, peut être utile au bien public, ils puissent le faire librement » (18). Des instructions sont ensuite données sur la manière de présenter une éventuelle demande : une pétition écrite est requise, qui doit concerner le bien commun de la chrétienté, expliquer ses raisons et ne contenir « rien d'étranger au sens constant de l'Église et à ses traditions inviolables »(19). La pétition devait être présentée à une commission ad hoc (Commissio de Postulatis) qui, après l'avoir discutée « avec diligence », soumettrait ses conclusions au pape, lequel déciderait « avec mûre réflexion » de l'admettre ou non à la délibération synodale (20).
Dans Multiplices inter, Pie IX a donc affirmé dans des propos clairs que le droit de proposition ou ius proponendi au Concile appartenait au seul Pape. Le pape n'a pas accordé aux évêques un ius proponendi égal au sien, ni le droit de l'exercer par procuration. Il leur a simplement accordé la faculté de s'associer à lui, sous son contrôle, dans l'exercice de ce droit. La faculté n'est pas un droit et cela se voit au fait qu'elle ne donne lieu à aucune obligation, ni de la part d'un cocontractant, ni de la part d'un tiers, et encore moins à une sanction, si son exercice est entravé d'une manière ou d'une autre. Il est donc typique de la faculté qu'elle dépende totalement de la volonté de celui qui l'accorde, comme on le voit dans le cas qui nous occupe, où la requête de l'évêque a dû être soumise au jugement d'une commission ad hoc et surtout au jugement final et décisif du Pape pour être admise à la discussion du Concile.
La concession faite par Pie IX a été codifiée dans le CIC de 1917, au c. 226 : « Les Pères peuvent ajouter d'autres questions à celles proposées par le Pontife romain, qui ont cependant été préalablement approuvées par l'autorité qui dirige le Concile (praeses Concilii) »autorité constituée (ex c. 222 § 2) par le Pape ou ses représentants (21)”
Cette procédure de présentation de la requête écrite contenant les « autres questions » a ensuite été reprise presque à l'identique dans l'article 40 du Règlement Vatican II, mais avec une nuance concernant la référence aux « traditions » de l'Église, privée de l'adjectif « inviolable »(22).
La question de l'approbation préalable
Ce point essentiel étant établi, à savoir que le ius proponendi au Concile n'appartient qu'au Pape et que Pie IX ne l'a donc ni reconnu ni délégué aux évêques, examinons maintenant la question de l'approbation pontificale du schéma préliminaire.
L'article VII du Règlement de Vatican I réglait la discussion des schémas dans les sessions plénières du Concile ou « Congrégations générales des Pères ». Après avoir rappelé que les schémas avaient été préparés avec la contribution de théologiens et de canonistes de la Curie et de l'ensemble du monde catholique, « afin de permettre aux Pères de traiter les questions plus rapidement », le texte se poursuit ainsi : « Nous désirons donc et ordonnons que les projets de décrets et de canons exprimés et ordonnés par les personnes susmentionnées, que Nous avons réservés dans leur intégralité à la connaissance des Pères, sans leur donner aucune approbation, soient soumis à l'examen et au jugement des Pères eux-mêmes réunis en congrégation générale »(23). Les schémas doivent donc être imprimés et distribués aux Pères, afin qu'ils les étudient bien pour « bien comprendre quel doit être leur jugement » (24). Dans le cas d'un désaccord sérieux, qui ne pourrait être concilié au cours de la Congrégation générale elle-même, le schéma, ainsi que les difficultés invoquées, seraient soumis à la Députation compétente, qui distribuerait ses conclusions imprimées aux Pères, pour le vote final en Congrégation générale (25).
Dans un tel contexte, quelle est la signification de la déclaration de Pie IX selon laquelle il n'a donné aux schémas « aucune de Nos approbations » ? Le Pape a ordonné (« nous voulons et ordonnons ») que les schémas soient envoyés aux évêques et, par cet ordre, il a autorisé leur envoi. A-t-il autorisé l'envoi de textes qui n'avaient pas son approbation ? Il est évident que non. Il nous semble clair que le « nulla Nostra approbatione munita » se référait à l'approbation papale d'un acte sous une forme spécifique, c'est-à-dire formelle, officielle, définitive, avec certaines formules ou expressions qui le qualifient comme tel et le rendent immuable par qui que ce soit.
Il est évident que le Pontife ne pouvait pas apposer un tel sceau d'approbation sur les schémas à envoyer aux évêques. Il ne le pouvait pas, tout d'abord du point de vue de la logique, pour la simple raison qu'aucun évêque ne pouvait discuter un document formellement approuvé (sous une forme spécifique) par le Pape. Une telle approbation des schémas aurait rendu vain le but même du Concile œcuménique, qui était que le Pape, lors du Concile, publie sous une forme solennelle, avec l'approbation des évêques - des évêques associés au Pape - certains documents particulièrement importants du Magistère. C'est ce qui ressort de la formule d'approbation finale des décrets conciliaires, consignée dans l'art. VIII du Règlement de Pie IX : « Les décrets maintenant lus [en congrégation publique solennelle] ont plu [placuerunt] à tous les Pères [qui les avaient déjà approuvés dans leurs congrégations générales], aucun ne s'y opposant ou (si peut-être certains s'y opposent) sauf le nombre de beaucoup, et Nous [le Pape], approuvant le sacré Concile [sacro approbante Concilio], les décrétons donc, les établissons et les sanctionnons, tels qu'ils ont été lus »(26).
C'est pourquoi Pie IX, voulant que les évêques convoqués discutent librement des schémas de constitutions dogmatiques qu'il avait préparés, a précisé que ces schémas n'avaient pas été approuvés, c'est-à-dire faits siens par le pape seul, puisqu'il voulait qu'ils soient faits siens par le concile œcuménique, c'est-à-dire par lui-même et tous les évêques réunis avec lui en un corps extraordinaire et solennel du Magistère.
Cependant, il faut supposer une approbation implicite des schémas sur le fond de la part du Pape : l'approbation de leur conformité au dépôt de la foi. Le pouvoir de juridiction du Pape est fondé sur la constitution divine de l'Église car il lui appartient « de droit divin » depuis qu'il a accepté l'élection au Saint Trône (27). Or, ce pouvoir « authentiquement épiscopal, ordinaire et immédiat»(28) est conféré principalement « pour confirmer les frères dans la foi » (Lc 22, 32) par le soin et le maintien du dépôt de la foi, le devoir suprême du Pape envers Dieu et envers toute l'Église. Ce commandement de Notre Seigneur, comme d'autres, est toujours en vigueur et le pape ne peut s'y soustraire à aucun moment. Par conséquent, il est du devoir du Pape de vérifier le bien-fondé de documents tels que les schémas dogmatiques (et autres) d'un concile œcuménique pour voir s'ils sont conformes au dépôt de la foi. Il n'est pas nécessaire que ce devoir résulte d'une norme de droit positif, la norme établie à cet égard par Notre Seigneur Jésus-Christ, la dictée de la Révélation attestée par les Évangiles, étant suffisante.
Il faut donc conclure que l'approbation par Pie IX de la transmission des schémas excluait en soi tant l'approbation formelle de leur contenu que l'approbation formelle et définitive que le Pape voulait leur conférer avec les évêques lors du Concile qu'il avait convoqué à cet effet. Mais elle impliquait en elle-même une approbation pontificale implicite de leur contenu dogmatique (théologique et canonique), jugé par le Pape conforme au dépôt de la foi. Dans le cas contraire, il se serait bien gardé d'autoriser leur envoi.
Une faculté subversive
Nous pensons que c'est à ce dernier type d'approbation que le cardinal Ottaviani se référait lorsqu'il soutenait l'inadmissibilité d'un rejet global des projets préparatoires, qui avaient reçu l'approbation du Pape non seulement pour leur transmission à la salle d'audience, mais aussi pour leur contenu, qu'il considérait implicitement comme conforme au dogme (sinon il ne l'aurait pas fait envoyer). Ottaviani a soutenu à juste titre que le rejet d'un projet de constitution, dogmatique de surcroît, implicitement approuvé sur le fond par le pape (ce qui se déduisait de l'ordre même de l'envoyer aux évêques) allait à l'encontre du droit canonique, parce qu'il démontrait un rejet du pouvoir de juridiction du pape. En bref, le rejet du schéma constituait déjà une forme de rébellion contre le pape, une rébellion ayant de sérieuses implications théologiques. Il convient de noter, en fait, que la possibilité d'un rejet du schéma par les évêques n'a pas été prévue dans le règlement de Vatican I. Elle serait apparue en contradiction avec la primauté de Pierre, avec le libre accomplissement de son devoir de « confirmer les frères dans la foi ». Et en effet, nous avons vu comment les néo-modernistes, lors de Vatican II, ont pu profiter de la faculté de rejeter les schémas qui leur était reconnue par le règlement, pour créer un mouvement d'opinion en faveur du rejet et de la refonte totale des schémas (voir ci-dessus).
Le règlement de Vatican I, en revanche, n'accordait aux évêques qu'une liberté de discussion limitée. Le texte, comme nous l'avons vu, prévoyait que les schémas seraient envoyés aux évêques pour qu'ils « comprennent exactement ce que doit être leur jugement [et quid sibi sententiae esse debeat, accurate pervideant] » (art. VII, cit.) ; qu'ils comprennent, en substance, quelle contribution ils doivent apporter, ce que le Pape attend d'eux, comment ils doivent voter : de manière, donc, à parfaire le texte, si besoin est. Les schémas concernaient le dogme : la définition de la doctrine de la foi, la primauté et l'infaillibilité pontificale. Ils ont été envoyés par le Pape, qui les a évidemment trouvés conformes au dépôt de la foi, expression de la saine et commune doctrine, sinon il n'aurait pas autorisé leur envoi : avec quelle justification un évêque aurait-il pu les rejeter ? Un tel acte n'aurait-il pas eu aussi le sens d'un rejet des vérités de foi, toutes ou certaines d'entre elles, contenues dans ces schémas ? Peut-être le Pape pourrait-il autoriser un règlement qui permettrait une telle chose ? Il ne le pourrait pas.
Et en effet, l'article VII du règlement de Vatican I montre clairement, à notre avis, la mens papale en la matière. Il ne dit pas que les schémas auraient permis aux évêquesde «comprendre avec précision «comment ils allaient voter», mais comment ils «auraient dû voter". Et comment ? De la seule manière possible, celle indiquée par saint Vincent de Lérins au chapitre 23 de son Commonitorium (434 ap. J.-C.) sur « le progrès du dogme et ses conditions ». Pour ne pas le changer, pour ne pas l'altérer, mais pour l'approfondir sans le modifier, en conservant sa nature propre, bref, selon la célèbre formule : « in eodem scilicet dogmate, eodem sensu, eademque sententia »(29). Admettre la discussion au Concile œcuménique au point de pouvoir rejeter en bloc des projets élaborés par des théologiens et des canonistes choisis par le Pape et substantiellement, mais non définitivement, approuvés sur le fond par le Pape, aurait signifié de facto transférer le ius proponendi du Pape aux évêques et ouvrir la porte à l'irruption de la confusion, de l'ambiguïté et même de l'erreur. Ce qui s'est ponctuellement produit lors de Vatican II.
Notes
17 - Pour tous ces aspects, voir Ph. LEVILLAIN, op.cit. pp. 108-130.
18 - Choses relatives au Concile, op.cit. pp. 680-681.
19 - Ibid, p. 681.
20 - Ibid : « ... ut Nos deinde matura consideratione de iis statuamus, utrum ad Synodalem deliberationem deferri debeant ».
21 - La norme a été reproposée au c. 338 § 2 du CIC de 1983.
22 - De nouvelles propositions ne seront admises que si, entre autres, « nihil contineant quod a constanti Ecclesiae sensu eiusque traditionibus alienum sit » (art. 40 § 1c).
23 - « ... hinc volumus et mandamus, ut schemata decretorum et canonum ab iisdem viris expressa et redacta, quae Nos, nulla Nostra approbatione munita, integra integre Patrum cognitioni reservavimus, iisdem Patribus in Congregationem generalem collectis ad examen et iudicium subiiciantur » (Choses relatives au Concile, op.cit. p. 690).
24 - Ibid, p. 691.
25 - Ibid, p. 692.
26 - Decreta modo lecta placuerunt omnibus Patribus, nemine dissentiente ; vel (si qui forte dissenserint) tot numero exceptis ; Nosque, sacro approbante Concilio, illa ita decernimus, statuimus atque sancimus, ut lecta sunt » (Choses relatives au Concile, op.cit. p. 694).
27- CIC 1917 c. 219. L'expression « iure divino » est absente de la norme correspondante du CIC 1983, c. 331.
28 - CIC 1917 c. 218 § 2 ; CIC 1983 c. 331 et 332 § 1.
29 - Ench. Patr., 2174.