Notre lettre 1241 publiée le 25 juillet 2025
PAOLO PASQUALUCCI
LE « CONCILE PARALLÈLE »LE DÉBUT IRRÉGULIER DE VATICAN II
PRESENTATION DE L'OUVRAGEINTRODUCTION DE L'AUTEURET PREMIER CHAPITRE

Amis lecteurs de Paix liturgique, nous avons le plaisir de vous offrir dans ces Lettres de vacances un cadeau de choix : la traduction française du livre du professeur Paolo Pasqualucci, Il Concilio parallelo. L'inizio anomalo del Vaticano II (Fede e Cultura, 2014), qui l’avait auparavant publié sous forme d’articles dans Sì sì no no en 2001. La livraison en français de cette publication fondamentale sur le concile Vatican II arrive d’ailleurs à point nommé, du fait de la publication parallèle du livre du Professeur Roberto De Mattei aux éditions Contretemps, Vatican II, l’histoire qu’il fallait écrire (Contretemps, 2025).
Le texte ici publié représente une analyse exceptionnelle, documentée avec précision, de la transformation de l’assemblée conciliaire, un peu semblable à la transformation des Etats généraux réunis par Louis XVI en Assemblée nationale, mais ici sans changement de nom. Le Concile en ses débuts a, pour ainsi dire, modifié son principe de légitimité.
Paolo Pasqualucci est un philosophe du droit et des idées politiques. Professeur honoraire de la faculté de droit de l'Université de Pérouse, il a enseigné aussi dans les universités de Rome, de Naples, de Teramo, sur l’histoire des doctrines politiques.
Il a écrit des livres marquants en trois domaines :
- En philosophie du droit : Rousseau e Kant (deux volumes, Guiffré, 1974 et 1976), Commento al Levienthan. La filosofia del diritto e dello Stato di Thomas Hobbes (Margiacchi, 1994). (Commentaire du Léviathan. La philosophie du droit et de l’État de Thomas Hobbes).
- En métaphysique: Introduzione alla metafisica dell'uno (Antonio Pellicani, 1996), Introduction à la métaphysique de l’un, Metafisica del Soggetto. Cinque tesi preliminari (Fondazione G. Capograssi, Rome 2010 et 2013), (Métaphysique du sujet. Cinq thèses préliminaires).
- En théologie et philosophie de la religion, en se concentrant sur l’analyse critique du concile Vatican II, du point de vue de la tradition de l’Église,
- Avec des livres : Giovanni XXIII e il Concilio Ecumenico Vaticano II (Ichthys, 2008), (Jean XXIII et le concile oecuménique Vatican II ) L’ambigua cristologia della redenzione universale. Analisi di Gaudium et Spes (Ichthys, 2009), (La christologie ambiguë de la rédemption universelle. Analyse de Gaudium et spes) et le livre que nous publions ici, Il Concilio parallelo. L'inizio anomalo del Vaticano II (Fede e Cultura, 2014), ( Le Concile parallèle. Le commencement irrégulier de Vatican II );
- Des interventions dans des colloques: « Pour une critique de l’herméneutique du point de vue philosophique » (8ème congrès théologique du Courrier de Rome – Si Si No No, sur le thème « l’Église aujourd’hui : continuité ou rupture ? », 2009) ;
- Et de nombreux articles : « Pour la recherche des erreurs de Vatican II » (Le Sel de la Terre, n° 43 Hiver 2002-2003), « L’hérésie luthérienne du Pape François » (La Porte Latine, 29 octobre 2017), « Jean XXIII et le millénarisme » (Catholica, 1er janvier 2009).
Introduction de l'auteur
Au lecteur
Je reproduis ici une étude que j'ai publiée en sept parties en continue dans le périodique antimoderniste Sì sì no no en 2001 (XXVII), du n° 10 au n° 16, sous le pseudonyme de Canonicus, conformément à l'usage en vigueur dans cette revue par la volonté de son fondateur bien méritant, le père Francesco Putti du clergé romain, décédé en 1984. L'étude traite du début tumultueux et à plusieurs égards anormaux du Concile œcuménique de Vatican II, et des conséquences que ce début a eu dans l'élaboration d'un document conciliaire aussi fondamentalement important que la constitution Dei Verbum sur la Révélation divine, qui a été choisie de préférence à d'autres, non moins importants. Je crois que cette étude, qui est restée inconnue du grand public et qui est unique en son genre, est encore capable de susciter l'intérêt de ceux qui enquêtent et réfléchissent sur ce Concile, dont le travail pastoral inhabituel fut certainement unique dans l'histoire de l'Église, sans se laisser conditionner par quelque « préférence de personnes » que ce soit ; de ceux qui souhaitent comprendre comment les événements se sont réellement déroulés, pour le bien de l'Église, mais aussi pour le bien de la vérité.
Le texte a été entièrement révisé par mes soins et a fait l'objet de plusieurs modifications et ajouts. J'ai laissé le « nous » du projet original. Dans les citations, les phrases entre crochets sont les miennes. Parmi les ouvrages plus récents, j'ai surtout utilisé L'Histoire de Vatican II du professeur Roberto De Mattei, qui nous donne enfin une image réaliste du déroulement du Concile. Je me rends compte que l'essai traite de sujets techniques, comme on dit : des questions concernant les règlements, le vote, les compétences, les procédures, les problèmes de légalité et de légitimité. Un sujet aride en soi, que les éditeurs sont généralement réticents à publier parce qu'il est trop spécialisé, même s'il est exposé (comme je crois que c'est mon cas) de la manière la plus claire et la plus simple possible. Cependant, si les catholiques qui sont restés fidèles à la Tradition de l'Église, à son Magistère pérenne, veulent se rendre pleinement compte du déroulement de Vatican II, ils ne peuvent pas continuer à laisser cette matière « plus technique » entre les mains de l'historiographie des progressistes qui, dans ses différentes écoles, l'a toujours représentée de manière à occulter des faits et des aspects négatifs qui ont en réalité influencé de manière anormale le déroulement du Concile lui-même.
Je remercie Maria Caso, rédactrice en chef de Sì sì no no, d'avoir bien voulu consentir à cette réédition
PAOLO PASQUALUCCI.
Chapitre 1
LE DÉBUT DE VATICAN II
SOUS LE SIGNE DE LA DÉLÉGITIMATION
ET DE LA VIOLATION DE LA LÉGALITÉ
Avant-propos
La Constitution Dei Verbum sur la Révélation divine est l'une des constitutions les plus courtes de Vatican II (seulement vingt-six articles) et en même temps l'une des plus importantes en raison de son sujet. Elle a été l'un des textes les plus analysés et discutés pendant et après Vatican II. Le projet présenté à l'assemblée, après le rejet de celui préparé par la Commission théologique dans la phase préparatoire, a fait l'objet d'un processus très controversé, à tel point que la discussion s'est prolongée jusqu'à la fin du Concile : de novembre 1962 à novembre 1965. Mais ce n'est pas tout. Toute l'affaire a commencé par des violations flagrantes de la « légalité conciliaire » (Amerio) et s'est déroulée dans un climat de crise et de délégitimation de l'autorité constituée. Cet aspect essentiel, encore ignoré par l'historiographie pour ainsi dire officielle ou dominante de Vatican II, a été mis en évidence de diverses manières dans les travaux du Père Wiltgen, de Romano Amerio, de Mgr Spadafora, et est confirmé par les mémoires publiées depuis la seconde moitié des années 1990. Au début du XXIe siècle, elle a été portée à la connaissance d'un public plus large par l'histoire « jamais écrite » de Vatican II par le professeur Roberto De Mattei (1)
Le but de ce chapitre est de mettre en évidence, peut-être encore plus clairement que dans les analyses des auteurs susmentionnés, à la fois les violations de la légalité conciliaire et la délégitimation de l'autorité constituée.
Un solide vent de révolte
Dans le schéma élaboré lors de la phase préparatoire, puis rejeté, Dei Verbum ne s'intitulait pas De Divina Revelatione, mais plus exactement De Fontibus Revelationis, le Magistère ayant toujours assimilé Écriture Sainte et Tradition.
Elle expose avec une « suprême clarté » l'enseignement séculaire de l'Église : la Tradition apostolique et l'Écriture sainte ; l'inspiration divine ; l'inerrance absolue des Livres sacrés ; les Évangiles et leurs auteurs ; leur pleine historicité ; le rapport entre l'Ancien et le Nouveau Testament ; l'enseignement de l'Écriture Sainte (2).
Ce schéma, envoyé par la Commission théologique centrale avec les six premiers (sur un total de vingt schémas constitutionnels) à tous les évêques durant l'été 1962, trois mois avant l'ouverture du Concile, provoqua une réaction très dure de tout le camp progressiste, dont les leaders étaient principalement des cardinaux, des évêques et des théologiens des pays riverains du Rhin (Hollande, Belgique, France, Allemagne, Autriche, Suisse). D'où le nom d’ « Alliance européenne » que leur a donné le père Wiltgen dans son livre, effectivement intitulé : « Le Rhin se jette dans le Tibre" (3). L'élément principal était, comme on le sait, le dominicain belge Edward Schillebeeckx, théologien de la hiérarchie hollandaise, plus tard principal auteur du tristement célèbre et très contesté « Catéchisme hollandais » qui, selon l'exégète Mgr Spadafora, ne contenait pas moins de « quatorze erreurs dogmatiques majeures" (4).
Les sept projets de constitution (les seuls achevés à l'époque) concernaient : « Les sources de la révélation » ; « La pureté du dépôt de la foi » ; « L'ordre moral chrétien » ; « La chasteté, le mariage, la famille et la virginité » ; « La sainte liturgie » ; « Les moyens de communication » ; « L'unité de l'Église avec les Églises orientales » ( 5). Les quatre premières constitutions ont été conçues comme des constitutions dogmatiques. Les Orientations sur le dépôt de la foi et l'ordre moral chrétien condamnent de nombreuses erreurs dans les domaines philosophique, théologique et moral, constatant avec inquiétude les signes généralisés de décadence morale qui se manifestent dans tout l'Occident.
Ces thèmes ne peuvent plaire aux modernisateurs. Schillebeeckx rédigea un commentaire fortement négatif, rejetant les quatre premières constitutions proposées. Il ne sauva que la cinquième ébauche, celle sur la liturgie, à la rédaction de laquelle avaient également participé les progressistes ou libéraux ou néo-modernistes ou libéraux-modernistes ou 'modernisateurs' (=novateurs), présents dans la commission préparatoire (6). Ce commentaire fut imprimé et distribué sous forme de brochures aux Pères qui commençaient à affluer à Rome pour le Concile, et immédiatement les différentes Conférences épiscopales commencèrent à envoyer des pétitions à la Présidence du Concile pour qu'elle reporte la discussion sur les quatre premiers projets, en commençant plutôt par le cinquième, consacré à la liturgie.
Les quatre premiers schémas concernant les quatre constitutions dogmatiques exposent clairement la doctrine catholique de toujours, qui est également défendue en dénonçant et en condamnant de multiples erreurs, d'une manière modérée dans le langage mais très claire dans le concept. Comme il se doit.
Mais c'est précisément cela qui exaspère les novateurs, imprégnés de la nouvelle théologie néo-moderniste. Schillebeeckx demande, à titre d'hypothèse, que les quatre premiers schémas soient réécrits. Les constitutions dogmatiques qu'ils proposaient étaient mal aimées parce qu'elles n'étaient pas assez « pastorales » ou « œcuméniques » ; dans la terminologie des théologiens progressistes : parce qu'elles étaient « intellectualistes », « abstraites », « théoriques » ; parce qu'elles « ignoraient le monde nouveau » et « se contentaient de dénoncer les erreurs intra-théologiques », apparaissant ainsi « doctrinaires » ; parce qu'elles « avaient le ton des décrets de Vatican I » ; parce qu'elles étaient « scolastiques », etc.(7) On leur reproche de représenter une direction unique de la pensée théologique, comme si cette « direction » n'avait pas été « la pensée constante et immuable de l'Église »(8).
L'enseignement du Magistère était artificiellement rabaissé à une simple orientation théologique « romaine », et de ce fait ouvertement discuté, voire rejeté, car on ne voulait plus entendre parler de deux sources de la Révélation. Toutes ces critiques n'ont pas fait preuve d'une originalité de pensée particulière. Mais, et c'est là l'essentiel, elles se justifiaient d'elles-mêmes par l'idée d'ouverture œcuménique que Jean XXIII avait déjà placée à plusieurs reprises comme fondement du Concile et qu'il consacrera plus tard par la fameuse Allocution d'ouverture du 11 octobre 1962. Le même refrain est répété de manière obsessionnelle : les projets proposés ne respectent pas les « directives œcuméniques » expressément prévues par le Pape.
Avant même qu'il ne commence officiellement, le Concile est donc secoué par un fort vent de révolte, qui se traduit par la demande d'une minorité pugnace de changer l'ordre des discussions établi avec l'approbation du Pape et même de réécrire les grandes lignes des quatre premières constitutions dogmatiques. Pour bien comprendre la portée révolutionnaire de ces demandes, il faut aussi considérer les choses d'un point de vue juridique.
Une victimisation sans fondement
Les revendications et l'attitude des novateurs sont typiques de ceux qui ont montré que leurs droits avaient été violés par la manière d'agir de la Curie, incarnée à leurs yeux par le Cardinal Ottaviani, préfet de la Congrégation du Saint-Office et donc gardien officiel de la Doctrine catholique, qui les avait mis devant le fait accompli de projets qui ne leur convenaient pas. Mais la Curie n'avait négligé les droits de personne. Rarement un concile œcuménique aura été préparé avec autant de scrupules, de conscience et de respect des droits et des opinions de chacun. La pratique de Vatican I a été suivie, élaborée et perfectionnée.
La préparation du Concile a duré trois ans. La phase anté-préparatoire (un an) s'est achevée avec seize volumes d'environ 10 000 pages, qui rassemblaient les avis ou les voeux des évêques (environ trois mille), des facultés de théologie, des congrégations de la Curie et l'analyse de ces avis par les évêques. La phase préparatoire (encore deux ans) s'est achevée à la veille du Concile avec les vingt projets de constitutions et de décrets élaborés par les dix commissions préparatoires, qui avaient travaillé sous la supervision d'une Commission Préparatoire Centrale, dont le président était bien sûr le pape (9). Il est évident que les membres de la Curie prédominaient dans les commissions préparatoires, car ils représentaient l'élément le plus compétent sur le plan théologique et la continuité de l'enseignement du magistère papal. Cependant, même parmi eux, il y avait des novateurs, comme les cardinaux Bea et Tisserant.
Les prodromes de la « réconciliation » avec l'erreur
Parmi les commissions, la plus importante fut la commission théologique, appelée aussi doctrinale, précisément parce qu'elle s'occupait de la doctrine, du dogme. Elle était nécessairement présidée par le Card. Ottaviani, car depuis plusieurs siècles, le Saint-Office avait pour tâche de veiller à la pureté de la doctrine catholique. Comme presque toutes les questions traitées par les autres commissions avaient des implications doctrinales et relevaient donc de la compétence exclusive de la Commission théologique, celui qui contrôlait cette dernière contrôlait en fait toutes les autres commissions.
Dans la Commission théologique, cependant, comme nous l'avons dit, il y avait déjà des éléments progressistes dans la phase préparatoire. Et pas seulement parmi les cardinaux qui en faisaient partie, mais aussi parmi les consultants, les théologiens qui étaient appelés à participer uniquement en tant qu'experts ou periti, afin de pouvoir utiliser leur science dans l'élaboration des projets. En fait, note Levillain, « une grande ouverture a été pratiquée ». Parmi les consultants, « on pouvait noter la présence des Pères Congar, de Lubac, Hans Küng, etc. Toute l'équipe des théologiens implicitement condamnés par l'encyclique Humani Generis en 1950 [de Pie XII] avait été appelée à Rome sur l'ordre de Jean XXIII. Le Concile ouvre une ère de réconciliation ... ».(10)
Toutes les nominations des membres et des consultants des commissions, préparatoires ou non, étaient formellement approuvées par le Pape. Avec les nominations de Congar et de ses compagnons, Jean XXIII, derrière le paravent de la transparence, réconcilie de fait l'Église avec l'erreur, manquant ainsi à son devoir de Souverain Pontife, puisque les théologiens qu'il a choisis n'ont pas seulement été condamnés « implicitement ». Certains avaient été suspendus de l'enseignement, leurs livres avaient été mis à l'Index, d'autres étaient « sub iudice » par le Saint-Office lui-même. Ces théologiens avaient réédité certains de leurs ouvrages hétérodoxes avec diverses modifications, mais sans altérer le fond de leur pensée et sans jamais réparer leurs erreurs. Et il s'agit d'erreurs très graves. Par exemple, l'occultation de la distinction entre le Surnaturel et la nature humaine (de Lubac sj), idée qui contredisait le dogme de la gratuité de la Grâce et celui du péché originel, ouvrant la voie à la divinisation de l'homme. La théorie connexe des « chrétiens anonymes » (Karl Rahner sj), selon laquelle, par l'Incarnation, Notre Seigneur avait déjà sauvé chaque être humain, ainsi élevé au rang de chrétien sans le savoir, « anonyme » en effet ! Pour obtenir le salut (devenu collectif et prédéterminé pour tout le genre humain, comme inclus dans la nature humaine), la contribution indispensable de notre libre arbitre, de la conscience individuelle de chacun, de notre sanctification personnelle quotidienne, bref, de l'intellect et de la volonté qui invoquent la Grâce divine et coopèrent à son action en nous, n'était plus nécessaire. Le sens même de l'Eglise et de sa mission changea alors : il ne s'agissait plus de tirer les âmes des ténèbres de l'erreur et du péché (puisque l'Incarnation avait déjà sauvé tout le monde !), mais de convaincre tous les hommes par le « dialogue » de prendre conscience du salut opéré et donc de collaborer avec le Pape pour réaliser (tout en restant chacun dans sa propre religion et croyance) l'Amour du Père en ce monde, le Royaume de Dieu sur terre avec la réalisation de l'unité du genre humain dans la paix universelle. Les anciennes hérésies panthéistes et millénaristes, rembobinées dans les philosophies de la pensée contemporaine, étaient saupoudrées à la pelle par les « nouveaux théologiens », imprégnés de modernisme. Et voilà qu'un pape fait de ces personnages des membres à part entière d'une des plus délicates commissions préparatoires du Concile ! Ce geste de Jean XXIII, qui a provoqué un choc considérable parmi le clergé et les fidèles conscients, doit être considéré à sa juste lumière : il anticipe l'attitude ultérieure du Pape d'acquiescement et de complicité objective dans l'action subversive de l’ « Alliance européenne ».
Premières violations de la légalité
Mais les novateurs, bien que bien représentés dans les commissions préparatoires, n'avaient réussi à faire émerger que partiellement l'approche qu'ils souhaitaient et presque exclusivement dans le schéma sur la liturgie, c'est-à-dire dans un seul des cinq schémas qui contenaient l'enseignement fondamental de l'Église. D'où une réaction de colère, visant à subvertir ce qui était désormais défini et accompli avec le sceau de la légalité.
En effet, les sept premiers schémas, officiellement intitulés "Première série de schémas de constitutions et de décrets" , ont été envoyés aux Pères conciliaires du monde entier le 13 juillet 1962. Dans les Acta Apostolicae Sedis de cette date, cependant, il n'y a pas de décret formel d'envoi. Il n'y a rien. Il semble que l'autorisation d'envoi ait été donnée verbalement par le Pape.
Selon le père Wiltgen, « comme ces diagrammes étaient numérotés successivement, la plupart des évêques pensaient qu'il était prévu d'en discuter successivement».(11)
L'interprétation des évêques correspondait certainement au sens du Code de droit canonique alors en vigueur (le plan bénédictin), qui stipulait que les pouvoirs exclusifs du pape à l'égard d'un concile œcuménique étaient les suivants : le convoquer, le présider directement ou per alios, « constituer et désigner les sujets (res) à traiter et l'ordre (ordinem) à observer » ; transférer le concile, le suspendre, le dissoudre, confirmer ses décrets (12).
Les res mentionnées concernaient vraisemblablement les questions qu'un Concile devait traiter, selon l'orientation, l'intention manifestée par le Pape avant même d'entamer la phase préparatoire proprement dite. L'ordo à observer (ordinem servandum) se référait clairement à l'ordre concret du Concile, dans ses divers aspects, y compris l'aspect réglementaire, essentiel au fonctionnement de toute assemblée et donc du Concile entendu comme ordre juridique, constitué et fonctionnant sous la bannière du principe de légalité (qui, en tant que tel, inclut celui de la sécurité juridique). Cet ordre a sa source uniquement dans le pouvoir suprême de juridiction du Pape qui, dans ce cas, a décidé d'associer les évêques à cet organe de la constitution ecclésiastique qu'est le Concile œcuménique. Par conséquent, lorsque le Pontife a autorisé l'envoi des diagrammes de la première série, numérotés dans cet ordre, il faut considérer qu'il a implicitement approuvé l'ordre lui-même. L'autorisation, même verbale, montre que le Pape a officiellement fait sien l'ordre dans lequel les schémas lui ont été présentés par les organes de la phase préparatoire, phase qu'il a d'ailleurs minutieusement contrôlée en sa qualité de président de la Commission centrale préparatoire. Les évêques étaient donc confrontés à un ordre des constitutions à discuter, qu'ils ne pouvaient modifier que si le pape leur accordait son placet pour le faire, revenant sur sa propre décision, non pas privée mais officielle, même si elle n'était qu'orale, constitutive de l'ordre juridique concret du Concile. Les demandes de modification de l'ordre de la discussion équivalaient à un désaveu ouvert de l'autorité du pape, qui avait déjà démontré qu'il avait fait sien cet ordre par son commandement verbal aux évêques.
Mais les cardinaux et évêques rebelles ont même exigé que les quatre premiers projets (tous doctrinaux) soient réécrits, ce qui signifiait en pratique leur rejet, qui a ensuite été ouvertement exigé dans le débat sur le De Fontibus Revelationis (voir ci-dessous). Une telle demande ne devait-elle pas être considérée comme encore plus dommageable pour l'autorité papale ?
Les défenseurs de la Tradition et des prérogatives du Siège apostolique soutenaient que les projets envoyés devaient être considérés comme approuvés aussi dans leur substance par le Pontife, ce qui aurait rendu a priori impossible non seulement de les rejeter purement et simplement, mais aussi de les remanier de telle sorte qu'ils constituent en substance un rejet du projet initial.
La justification de l'historiographie more bononiensi
Cette thèse est aujourd'hui encore rejetée par les novateurs et l'historiographie encore en vogue, sur la base de deux arguments.
Même s'il n'est pas correct de dire que les schémas ont été « approuvés par le pape », c'est précisément l'interprétation des défenseurs du schéma, qui ont utilisé cet argument pour soutenir l'inadmissibilité d'un rejet global des schémas préparatoires envoyés à la salle d'audience pour discussion. (Cf. les interventions de Ruffini (A/S I/3, p. 37), Quiroga y Palacios (p. 39), De Barros Câmara (p. 68), Fares (p. 85) etc.) Il s'agissait peut-être d'un argument efficace pour beaucoup, mais dénué de tout fondement. En fait, l'approbation du pape ne concernait pas le contenu des schémas, mais seulement leur transmission pour discussion dans la salle d'audience. C'est ce que soulignait à juste titre à l'époque une note produite dans le milieu de Lercaro, qui rappelait le précédent de Vatican I et la Lettre apostolique du 27 novembre 1869, Multiplices inter, dans laquelle Pie IX précisait que les schémas, élaborés au préalable par des théologiens et des canonistes, étaient réservés « nulla Nostra approbatione munita, integra integre Patrum cognitioni» (13).
C'est le premier argument, que l'on veut justifier sur le précédent du règlement émis par Pie IX pour Vatican I : les schémas seraient allés aux Pères sans aucune approbation pontificale préalable (« nulla Nostra approbatione munita ») pour être réservés « tout entiers à la connaissance intégrale des Pères »(14)
Le deuxième argument de l'historiographie progressiste se fonde sur une disposition du règlement de Vatican II. Lors du débat dramatique qui a précédé le naufrage du schéma sur les sources de la Révélation, le cardinal Ottaviani, qui avait rappelé aux Pères qu'il était contraire au droit canonique de rejeter un schéma approuvé par le pape, s'est vu répondre par le cardinal Gilroy de Sydney, président en exercice, en lisant polémiquement, sous des applaudissements nourris, l'article 33 § 1 du règlement du Concile qui admettait la possibilité d'un rejet total pour tout schéma (15).
Le texte était le suivant : « Chaque Père peut s'exprimer oralement sur tout projet présenté, soit en l'approuvant, soit en le rejetant ou en l'amendant, après avoir déposé un résumé de son intervention au Secrétariat général au moins trois jours à l'avance »(16). Le précédent créé par Pie IX et le règlement de Vatican II semblaient donc donner tort aux défenseurs de la Tradition de l'Église et en particulier au cardinal Ottaviani, le canoniste suprême (dont les Institutiones Iuris Publici Ecclesiastici constituent un classique), mais repris ici par les novateurs précisément en droit. Voyons ce qu'il en a été et ce qu'il en est, en commençant par le premier argument.
Notes
1- RALPH. M. WILTGEN svd, Le Rhin se jette dans le Tibre. Une Histoire de Vatican II, DMM 1992 ; ROMANO AMERIO, Iota Unum. Studio sulle variazioni della Chiesa Cattolica nel secolo XX, Ricciardi, Milano-Napoli 1986² ; MONS. FRANCESCO SPADAFORA, La tradizione contro il Concilio. L'apertura a sinistra del Vaticano II, Rome 1989, réimprimé s.d. EDI. POL, Frosinone ; Id, La Nuova Esegesi. Il trionfo del modernismo sull'Esegesi Cattolica, Albano Laziale 1996 (rassemblant vingt-sept articles parus dans « sì sì no no » sous son nom dans la période 1993-1995). Pour notre thème, voir aussi ABBE MICHEL SIMOULIN, Les 'vota' des évêques en réponse à la consultation préparatoire au Concile Vatican II, in : Église et Contre-Église au Concile Vatican II, Actes du 2ème Congrès Théologique de « si si no no », Janvier 1996, Versailles 1996, pp. 75-110 ; ABBE PHILIPPE LOVEY, Les schémas préparatoires, ibid, pp. 111-147. Du côté des « progressistes », la documentation rassemblée par ETIENNE FOUILLOUX, Vatican II commence, Univ. Cath. De Louvain, 1993. Pour les mémoires mentionnés dans le texte, nous renvoyons en particulier à MARIE-DOMINIQUE CHENU, Notes quotidiennes au Concile, Cerf, 1995, Il Mulino, Bologna 1996 (l'original date de 1995), avec une longue et intéressante introduction de A. Melloni. Pour une vue d'ensemble, outre la célèbre Storia del Concilio Vaticano II en cinq volumes, éditée par Giuseppe Alberigo et publiée par Il Mulino, j'ai gardé à l'esprit Roberto De Mattei, Il Concilio Vaticano II. Una storia mai scritta, Lindau, Turin 2010. L'histoire concise du père Wiltgen, jamais traduite en italien, qui a été la première à reconstruire objectivement le véritable climat de Vatican II, montrant la prévalence progressive et bien planifiée de la faction "libérale" (c'est-à-dire néo-moderniste), est toujours très utile. Le journal du Père Chenu, ses lettres, ainsi que les lettres et journaux d'autres protagonistes, cités dans le riche et précieux appareil de notes, documentent amplement l'activité frénétique des théologiens progressistes (dont plusieurs avaient déjà été formellement censurés ou "sub iudice" par Pie XII) dans la période précédant le Concile et pendant celui-ci, sous l'aile protectrice (et non moins frénétique) des cardinaux de tendance libérale-moderniste (Frings, Döpfner, König, Liénart, Léger, Suenens, etc.). Ils confirment également l'existence (au moins depuis septembre 1962) d'une volonté déterminée de rejeter les quatre premiers projets élaborés par les commissions préparatoires, concernant les constitutions dogmatiques (op. cit., p. 58 ; p. 65 note n° 19). Les théologiens de tendance "modernisatrice", avec à leur tête le Suisse Hans Küng et l'Allemand Karl Rahner, furent parmi les premiers à proposer leur rejet pur et simple.
2- F. Spadafora, La Nuova Esegesi. Il trionfo del modernismo sull’Esegesi Cattolica, op. cit. p. 159. L'évaluation de Mgr Spadafora doit être considérée comme substantiellement correcte. C'est pourquoi le cardinal Alfredo Ottaviani et le P. Sebastiano Tromp sj , respectivement président et secrétaire de la Commission théologique (voir ci-dessous), ont dû lutter pour imposer une exposition correcte de la doctrine de l'Église. (Sur le travail de la Commission théologique, nous avons bien sûr gardé à l'esprit Giuseppe Alberigo (ed.), Storia del Concilio Vaticano II, ediz. ital., Il Mulino, Bologna 1995, vol. 1, p. 242 ss ; sur le débat autour du De Fontibus, ivi, p. 327-329 ; et vol. 2, p. 259 ss).
3- RALPH. M. WILTGEN svd, Le Rhin se jette dans le Tibre. Une Histoire de Vatican II, DMM 1992 p. 15-19. Sur l'ampleur de cette réaction, qui concernait tous les progressistes, et sur l'existence incontestable de l'"Alliance européenne", voir M.-D. Chenu, Diario, cit., pp. 57-69. L'Alliance pouvait compter en Italie sur le soutien des cardinaux Lercaro et Montini (sur ce dernier de manière plus nuancée).
4 - F. Spadafora, La Nuova Esegesi, op. cit. p. 159. L'athlétique et pomponné Schillebeeckx est entré dans l'histoire comme le destructeur du catholicisme, aujourd'hui pratiquement éteint, en Hollande et en Belgique, bien aidé dans cette entreprise par le cardinal Suenens, un autre célèbre novateur.
5 - Joseph Komonchak, La lotta per il Concilio durante la preparazione, in Storia del Concilio Vaticano II, op. cit. I, pp. 177-379 ; p. 252 ; pp. 433-434 ; RALPH. M. WILTGEN svd, Le Rhin se jette dans le Tibre. Une Histoire de Vatican II, DMM 1992 op. cit. p. 23.
6 - R.M. Wiltgen, op. cit. p. 23. Le terme "novatores" a été utilisé pendant le Concile par le cardinal Browne pour attaquer la conception essentiellement protestante de la Messe insinuée dans le schéma sur la Liturgie, cf. Ph. Lovey, op. cit. p. 138-139, qui s'appuie largement sur Fouilloux. Schillebeeckx critique également la rédaction des schémas, jugée " scolastique ", terme qui exprime chez les progressistes à la fois une aversion pour le dogme et pour la pensée de la scolastique (en particulier saint Thomas, qu'ils refusent par ailleurs d'étudier). Sur la "bataille pour la liturgie", largement engagée avant l'ouverture du Concile, voir R. De Mattei, op. cit. p. 181-187.
7 - M.-D. Chenu, op. cit. p. 57-59 ; p. 61, 62, 79.
8 - F. Spadafora, La Nuova Esegesi, op. cit. p. 154.
9 - R.M. Wiltgen, pp. 19-22 ; R. Amerio, § 29 (p. 43) ; M. Simoulin, op. cit. Lovey, op. cit. ; Storia del Concilio Vaticano II, vol. 1, pp. 71 ss ; pp. 181 ss ; R. De Mattei, pp. 118-196.
10- Philippe Levillain, La mécanique politique de Vatican II. La majorité et l'unanimité dans un concile, Beauchesne, Paris 1975, p. 77.
11 - R. M. Wiltgen, p. 23.
12 - "Eiusdem Romani Pontificis est Oecumenico Concilio per se vel per alios praeesse, res in eo tractandas ordinemque servandum constituere ac designare, Concilium ipsum transferre, suspendere, dissolvere, eiusque decreta confirmare" (CIC 1917, c. 222 § 2). Le Codex iuris canonici (CIC) de 1983 a maintenu ces prérogatives au c. 388. Les pouvoirs visés au c. 222 § 2 que nous venons de citer relèvent du "pouvoir suprême et plénier de juridiction sur toute l'Église", qui appartient au pape de droit divin, en l'occurrence en ce qui concerne "la discipline et le gouvernement de l'Église" (C.I.C. 1917, c. 218 § 1).
13 - Archive ISR, F-Alberigo II/5, cité dans Histoire du Concile Vatican II, vol. 2, p. 290 note n° 86.
14 Nous citons le Règlement du Concile œcuménique Vatican I d'après l'édition bilingue parue dans La Civiltà Cattolica, vol. III, série VII, pp. 676-696, sous le titre Cose spettanti al Concilio. La citation se trouve à la page 690.
15- R.M. Wiltgen, op.cit .pp. 48-49.
16 - Règlement du Concile œcuménique Vatican II - Ordo Concilii Oecumenici Vaticani II celebrandi : AAS, LIV (1962) pp. 609-631. Dans l'art. 33 § 1, le texte dit : "Quivis Pater verba facere potest de unoquoque proposito schemate vel admittendo, vel reiciendo, vel emendando, suae orationis summa Secretario generali saltem tres ante dies scripto exhibita".