Notre lettre 306 publiée le 27 octobre 2011

LE COMBAT D’ARRIÈRE-GARDE DES LITURGISTES-PROFESSEURS

La réforme de la liturgie romaine, qui a suivi le deuxième concile du Vatican, a été fabriquée dans les bureaux de liturgistes, certes savants pour leur époque, mais pétris d’idéologie. Au regard de l’histoire de la liturgie romaine, sur laquelle ils étaient censés s’appuyer, plus personne n’oserait aujourd’hui défendre la plupart des options qu’ils ont prises avec une superbe autorité : la suppression de l’offertoire remplacé par des prières imitées de prières juives, vraisemblablement contemporaines, voir plus récentes, des prières catholiques évacuées ; l’assemblage hâtif d’un nouveau lectionnaire créé de toutes pièces ; la multiplication de nouvelles prières eucharistiques (y compris l’utilisation pour la deuxième prière de la reconstitution plus qu’hasardeuse d’une anaphore dite de la Tradition apostolique ou Tradition d’Hippolyte, que plus aucun historien sérieux ne soutient aujourd’hui), etc. Sans parler du déficit théologique qui en résulte, l’appauvrissement culturel saute aux yeux : cette réforme sera sans doute un jour considérée, peut-être pas comme un des moments essentiels, mais en tout cas un des moments les plus significatifs, de l’effondrement culturel de l’Occident à l’époque contemporaine.

Outre une résistance à son application, qui s’est vue confirmée par le Motu Proprio Summorum Pontificum de 2007, de nombreux écrits et travaux, au premier rang desquels ceux du cardinal Ratzinger devenu Benoît XVI, se sont employés patiemment à la critiquer et à la relativiser, tout en tentant de la retraditionaliser. Sans véritable réponse de la part des auteurs. Après le décès du Père Gy, op, l’un des derniers fabricateurs encore vivants de cette entreprise, le silence s’est fait de leur côté (il avait attaqué le plus complet des ouvrages du cardinal Ratzinger sur le thème liturgique, L’Esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001 dans La Maison-Dieu du 1er trimestre 2002, avant d’être rappelé dans la maison du Père).

Mais voici que deux professeurs de liturgie à Louvain et Louvain-la-Neuve, Joris Geldhof et Arnaud Join-Lambert, reprennent le flambeau, sur un ton modéré, mais avec une critique de la persistance du rite traditionnel qui se veut radicale, dans un article de La Croix, du 10 septembre 2011 : « L’ancien et l’actuel rite liturgique romain peuvent-ils coexister sans conséquence ? ». Nous publions intégralement leur article, que nous faisons suivre de la réponse enlevée et très juste que leur a fait Jean Madiran, dans Présent, le 16 septembre 2011. Nous ajoutons enfin quelques remarques.


I – L'ARTICLE DE LA CROIX


« L’ancien et l’actuel rite liturgique romain peuvent-ils coexister sans conséquence ? », par Joris Geldhof et Arnaud Join-Lambert, professeurs de liturgie (Katholieke Universiteit Leuven et Université catholique de Louvain), 10 septembre 2011.

L’instruction Universae Ecclesiae du 13 mai sur l’ancien rite romain tridentin a été parfois saluée comme une « pacification » en France, en fait le seul pays où c’est une question pastorale non marginale.
Les problèmes liés à la coexistence de deux formes d’un même rite sont-ils résolus ? Les liturgistes professeurs de facultés francophones, anglophones, germanophones, néerlandophones et italiennes ont tous relevé en 2007 les difficultés inédites posées par le motu proprio facilitant l’ancien rite. Aucun d’entre eux n’est pourtant un iconoclaste anticlérical, bien au contraire. Ils insistaient sur les conséquences d’une dissociation entre la lex orandi (la règle de la prière) et la lex credendi (la règle de la foi). La liturgie actuelle est l’expression d’une théologie en partie différente de l’ancienne. Cela ne touche évidemment pas au cœur de la foi chrétienne. Mais les déplacements théologiques ne sont pas négligeables pour autant. En ce sens, la lex orandi est différente.

Pour cerner les enjeux théologiques, commençons par trois contre-vérités présentes dans les milieux traditionalistes.
1) La réforme liturgique aurait été faite par une poignée d’intellectuels outrepassant le mandat confié par Paul VI.
N’importe quelle étude dépassionnée établit sans difficulté la continuité entre le mouvement liturgique né au début du XXe siècle, son amplification jusqu’au Concile, les travaux conciliaires et la mise en œuvre des décisions. En 1956, Pie XII qualifiait déjà le mouvement liturgique de « passage du Saint-Esprit dans son Église ». La réforme décidée en 1963 n’est pas surgie de nulle part. Et la composition des livres liturgiques actuels fut un travail gigantesque et minutieux réalisé par de nombreux évêques et théologiens de tous les continents.

2) La mise en œuvre de la réforme liturgique aurait été caractérisée par de multiples erreurs et abus.
Il n’existe à ce jour aucune étude scientifique sur cette période et ces abus. Et qu’est-ce qu’un abus dans ce domaine ? Autant de nombreux prêtres étaient désarmés pour mettre en œuvre cette réforme, autant il est infondé de présenter les années 1969-1975 comme une vaste période de gabegies. La crise sociétale à partir de 1968 a provoqué dans l’Église un profond séisme et une grave crise d’identité. En attribuer la responsabilité à la réforme liturgique est un raccourci simpliste.
Le renouveau liturgique a été et reste source de progrès pour la vie de la grande majorité des catholiques.

3) La restauration de la forme ancienne de la liturgie serait un ajustement liturgique et rien de plus.
Si certains ne contestent pas Vatican II en participant à des célébrations suivant l’ancien rite, on ne peut pourtant pas négliger les incidences théologiques, comme si l’enrichissement théologique du Missel actuel était dénié. C’est oublier l’accent mis par exemple sur la participation active et consciente de tous, la proclamation biblique enrichie, l’invocation de l’Esprit Saint dans la prière eucharistique, etc. Allons plus loin avec l’ancien Rituel romain, lui aussi autorisé. Y recourir équivaut à minimiser, voire à rejeter des progrès théologiques et pastoraux. Pour le mariage, on maintient une anthropologie médiévale à côté d’une compréhension moderne des relations homme-femme dans le nouveau rituel. Que dire alors de l’extrême-onction, qui revient dans la pratique des traditionalistes, alors que Vatican II l’avait modifiée en onction des malades pour élargir sa célébration aux malades hors de situation d’agonie ?
Beaucoup d’autres exemples montrent combien la réforme fut un projet systématique et théologique, porté par un aggiornamento aux besoins des hommes et femmes de notre temps.
Que faire alors ? Le plus urgent est la formation des prêtres et séminaristes. Être conscient de toutes les dimensions de la liturgie est essentiel pour acquérir un authentique ars celebrandi, un art de célébrer dévoilant la richesse des liturgies. Suggérer que les séminaristes soient formés au rite tridentin, comme l’évoque l’Instruction, relève d’une approche ritualiste. Il suffirait de savoir faire pour bien faire. Or, il faut d’abord entrer dans un rite, sa spiritualité, sa théologie, sa portée mystagogique. Il ne s’agit pas de deux formes interchangeables. Il est d’ailleurs aussi urgent de former à une théologie liturgique dans les instituts traditionalistes, sur la base de la Constitution conciliaire sur la sainte liturgie.
Jean-Paul II avait autorisé en 1984 la célébration avec l’ancien Missel pour des motifs uniquement pastoraux, permettant à des personnes de continuer à nourrir leur foi sans suivre Mgr Lefebvre.
L’Instruction poursuit l’élargissement commencé en 2007. Il est légitime de se demander si cela est vraiment opportun. Encourager une sorte de bi-ritualisme inédit dans l’histoire paraît risqué. Il serait irresponsable de ne pas examiner les questions théologiques liées à la liturgie dans toute leur complexité.



II – LA RÉPONSE DE JEAN MADIRAN


« L’offensive et la menace des liturgistes professeurs », Présent, 16 septembre 2011.

— Hep ! vous autres, vous là-bas, les nouveaux venus dans La Croix, vous êtes qui ?
— Nous sommes, répondent-ils en substance, nous sommes les « liturgistes professeurs », tous d’accord contre Benoît XVI, contre son Motu proprio Summorum pontificum du 07.07.07 et contre son Instruction Universae Ecclesiae du 15 mai dernier…
Ils sont « tous » contre, en effet, ils l’avaient déclaré en 2007, ils persévèrent en 2011, obstinés, tels que parlent, en leur nom à « tous », deux liturgistes professeurs, l’un qui se dit de l’Université catholique de Louvain, l’autre qui se dit de Leuven, mais c’est Louvain aussi. Ils s’affirment unanimes dans leur protestation. S’ils ne l’étaient pas, si cette unanimité affirmée était une imposture, on lirait dans La Croix rectifications et mises au point. Car voici leur message :
« Les liturgistes professeurs, proclament-ils, de facultés francophones, anglophones, germanophones, néerlandophones et italiennes ont tous (sic) relevé en 2007 les difficultés inédites posées par le Motu proprio facilitant l’ancien rite, etc. »
Ils insistaient, ils insistent toujours sur cette « dissociation entre la lex orandi (la règle de la prière) et la lex credendi (la règle de la foi) ». « La liturgie actuelle est l’expression d’une théologie en partie différente de l’ancienne. »
En partie différente de l’ancienne ? C’est donner raison, mais ils n’en savent rien, au cardinal Ottaviani qui, dans sa préface au Bref examen critique de 1969, a été le premier à dire que la nouvelle messe s’éloigne de la théologie du concile de Trente. Donc acte ; bienvenue au club.
Hélas, non, pas bienvenue : car ce qu’ils veulent dire, c’est que l’on a eu raison de faire une nouvelle liturgie s’éloignant de la théologie traditionnelle. Ils veulent changer la foi. « Évidemment pas le cœur de la foi chrétienne », croient-ils. Pas le cœur ? Mais en tout cas la tête. Et d’ailleurs, qu’appellent-ils le cœur, si ce n’est pas les trois vertus théologales ?
Nous savions déjà que la tendance aujourd’hui dominante dans l’exégèse catholique a perdu la foi, comme Benoît XVI a eu l’occasion de le dire à propos de l’Allemagne. Voici maintenant que « tous » les liturgistes professeurs veulent changer [quelque chose dans] la foi, c’est eux qui l’annoncent. Ainsi se vérifie l’étendue d’une faillite déjà constatée : celle des élites intellectuelles (ou du moins universitaires) du catholicisme contemporain.
Le ton sentencieux de docte et tranquille compétence sur lequel s’expriment les liturgistes professeurs ne doit pas faire illusion. Ce ton n’est nullement agressif dans la forme. C’est le fond qui est agressif, implacablement. Ils déclarent « urgent » que l’on aille « former à une théologie liturgique » (la leur) les « instituts traditionalistes ». C’est leur menace. Heureusement ces instituts sont protégés par la commission pontificale Ecclesia Dei. Mais cela n’empêchera pas forcément tels et tels évêques de prétendre n’accueillir qu’à cette condition de vassalité mentale les instituts traditionalistes dans leur diocèse.
Et l’on comprend que le sectarisme divaguant des universités catholiques ne rende pas facile la tâche de progressive réorientation intellectuelle (et liturgique !) entreprise par Benoît XVI.
N’allez pas imaginer que l’intervention des « liturgistes professeurs » était une sorte de « tribune libre ». Trois jours plus tard, c’est l’éditorial à la « une » de La Croix qui reprend à son compte la même agression avec les mêmes cibles : contre les « concessions unilatérales du Saint-Siège au sujet de l’usage de l’ancien rituel », l’éditorial déclare « inimaginable » que Benoît XVI ose consentir à la FSSPX un nouvel accord, car cela ne manquerait pas de « causer un grand trouble parmi les catholiques », – ce qui équivaut à la menace d’organiser, une fois de plus, cette sorte de grand trouble artificiel.
Pour bien marquer son camp et ses dispositions belliqueusement sectaires, La Croix invoque à nouveau sans réserve, comme une autorité morale incontestée, « l’émission de France 2 diffusée l’an passé, Les infiltrés », contre l’abbé Laguérie et l’IBP. Cette émission était une ignominie tellement évidente que finalement Le Journal du Dimanche s’était excusé de sa « très regrettable erreur » de l’avoir relayé comme l’avait fait La Croix.
La Croix, elle, n’a jamais consenti la moindre rectification. Elle récidive dans l’infamie. Elle fait la guerre. Par tous les moyens. Une guerre totale.

JEAN MADIRAN
Article extrait du n° 7434 de Présent, du Vendredi 16 septembre 2011


III – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE


1°/ Ces liturges belges ont notamment raison sur deux points…
A/ Il est exact que le lien entre lex orandi et lex credendi, pour complexe qu’il soit et difficile à bien préciser théologiquement (cf. Pie XII, dans Mediator Dei), est un des fondements de la compréhension du culte divin. Il est donc bien vrai, comme le disent Joris Geldhof et Arnaud Join-Lambert, que recourir à la forme traditionnelle du rite romain « revient à minimiser, voire à rejeter » ce que représente théologiquement, de facto, la modification du rite, et le « projet systématique et théologique » qu’il exprime, volens, nolens, en tout cas dans l’esprit de la plupart de ses auteurs
B/ Et, il est incontestable que le « bi-ritualisme », selon leur expression (alors que depuis Benoît XVI nous préférons parler de biformalisme) qui résulte de la reconnaissance que le rite ancien n’a jamais été aboli, est « inédit dans l’histoire ». Il est non moins vrai que cela « paraît risqué »… pour le rite nouveau. Sauf cas d’ampleur extrêmement réduite – le rite wisigothique, dit « mozarabe », conservé dans une poignée de chapelles d’Espagne, concurremment au rite romain qui l’avait remplacé –, jamais une réforme liturgique n’a laissé subsister la forme ancienne qu’elle réformait. Qui plus est, dire, comme l’a affirmé Benoît XVI, qu’il pouvait y avoir un « enrichissement réciproque » des deux formes – autrement dit, essentiellement, un enrichissement de la forme pauvre, la nouvelle, par la forme riche, l’ancienne – est aussi inédit que de dire que le concile Vatican II doit être compris « à la lumière de la tradition », c'est-à-dire à la lumière des conciles qui l’ont précédé, alors que, jusqu’à présent, c’est le dernier concile qui « enrichissait » la doctrine des précédents et jamais l’inverse, en tant qu’ultime expression de la tradition.


2°/ En revanche, en affirmant que la France est "le seul pays où (la question du rite romain tridentin) est une question pastorale non marginale", nos deux liturgistes profèrent une énorme contre-vérité :
- ils seraient inspirés de consulter les résultats des sondages internationaux que nous avons commandités depuis 2009 et qui démontrent qu'à l'étranger aussi, au moins un catholique pratiquant sur trois, en Allemagne comme au Portugal, en Espagne ou en Grande-Bretagne, est désireux de pouvoir assister à la forme extraordinaire du rite romain dans sa paroisse,
- ils feraient bien de considérer l'implantation internationale de la FSSPX comme des instituts Ecclesia Dei, de l'Argentine à la Pologne et des États-Unis à l'Australie,
- ils devraient sortir de leur vision étroite et découvrir que, du Paraguay aux Philippines ou à l'Indonésie, des pasteurs s'appuient sur le Motu Proprio pour refaire de la liturgie, et en particulier de la Sainte Messe, comme le souhaite le Saint Père, cet instant privilégié de rencontre avec Dieu qui constitue la source et le sommet de la vie de l'Église (Sacramentum Caritatis).


3°/ Non, le Motu Proprio n'est pas une question franco-française. D'ailleurs un grand nombre de mises en œuvre remarquables de ce Motu Proprio (séminaires diocésains offrant une filière Motu Proprio, communautés religieuses passant de la forme ordinaire à la forme extraordinaire...) ne se sont pas - pour l'heure - passés en France mais aux États-Unis, en Europe de l'Est ou encore en Italie... Le laisser entendre, c'est ignorer volontairement que le Motu Proprio est "une loi universelle pour l'Église" comme le dit explicitement l'instruction Universæ Ecclesiæ à son article 2. Venant de professeurs de liturgie, une telle assertion dénote soit une ignorance crasse soit une mauvaise foi nourrie par un profond mépris de la volonté et de la sagesse pontificales... Qui reflète bien ce que nos multiples sondages "étrangers" confirment... Partout, c’est-à-dire en Italie, en Allemagne, en Suisse , mais aussi en Espagne, au Portugal et en Grande-Bretagne ce sont toujours au moins 35% des catholiques pratiquants qui désirent vivre leur foi catholique au rythme de la forme extraordinaire du rite romain...


4°/ Inlassablement, nous répétons, au fil de nos lettres, que le Motu Proprio de Notre Saint-Père le Pape est une œuvre de pacification. Ce faisant, nous ne tombons pas dans un irénisme béat. Nous savons bien, parce que nous l'avons longtemps vécu et que nous l’expérimentons toujours, que l’obtention de la paix religieuse, c'est-à-dire de la vérité pacifiquement reconnue, nécessite une "virtus" parfois combative. Le développement progressif de ce que veut le Motu Proprio Summorum Pontificum, rendu en quelque sorte définitif par l’instruction Universae Ecclesiae, procure en effet, pour le bien de la foi du peuple chrétien, la remise à l'honneur de points occultés de la loi de la prière. Dans ses récents propos (voir notre lettre n°305), Monseigneur Pozzo, Secrétaire de la Commission Ecclesia Dei, explique que le rite ancien procure une meilleure mise en évidence du mystère, du sacré et de l’essence sacrificielle de la messe.
Non seulement le but poursuivi – retrouver cette vérité – est intrinsèquement pacifique. Mais la manière employée par Benoît XVI – établir dans les paroisses une tranquille coexistence entre les deux formes par la diffusion la plus large de la forme ancienne, et retraditionaliser la forme nouvelle par touches successives – est éminemment pacifique. Joris Geldhof et Arnaud Join-Lambert sont parmi les derniers représentants des hommes d’Église qui ont pris la responsabilité d’avoir engagé une véritable guerre liturgique contre la majorité silencieuse des fidèles. Pour notre part, de la paix liturgique qu’annonce Summorum Pontificum, nous sommes les ardents partisans.

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